Monde des Rêves 2.0 de Salomon Koubatsou

Monde des Rêves 2.0 de Salomon Koubatsou

Partie 1: La jeunesse

 

Mon sexe est gigantesque quand il est dressé. J'ai parfois l'impression qu'il est un être en lui-même, un partenaire égal avec qui j'explore des sensations inconnues du reste du monde. Mon moment préféré, c'est celui du Passage, quand le sang afflue et commence à lentement gonfler le pénis. Je le sens s'animer entre mes mains et se dresser lentement, progressivement. Jusqu'à se tenir droit comme un immense canon, comme un Campanille entre mes jambes.

 

Dans ces moments-là, je me dis que cela vaut peut-être bien la peine d'être moi.

 

Des bruits de pas commençent à se faire entendre dans le couloir. Cela m'indique que le début des cours a sonné plus précisément qu'aucun réveil ne pourrait le faire. Fainéant, je roule le long de mon lit pour atterrir sur mes deux pieds dans le parquet grinçant de ma petite chambre d'étudiant. Je reboutonne mon jean avec une certaine satisfaction en repensant à ces dernières minutes et je passe la porte qui s'ouvre sur le couloir principal des dortoirs de l'internat.

 

Une fille de ma classe qui passait devant, Elina, me jette un rapide coup d'oeil sans s'arrêter. Je sens qu'elle ne m'aime pas. C'est réciproque, mais ça ne me gêne pas vraiment. Je me sens encore remplis de puissance, aussi gorgé d'énergie que l'était mon pénis le moment d'avant. Ma démarche est tellement décontractée qu'elle paraîtrait presque aguicheuse lorsque je double Elina le long du corridor: la pauvre idiote ne connaîtra jamais cette sensation, elle ne se doutera jamais de ce que cela peut faire ressentir... Cette pensée redouble mon assurance et mon sentiment grisant de domination. Je passe ma main gauche que je n'ai pas encore eu le temps de laver sous mon nez: c'est étrange mais bon quand même. Ça sent mon sexe.

 

Je préfèrerai garder cette odeur dans ma sphère privée mais je n'ai plus le temps de prendre une douche, le cours va commencer. Il faudra tenir les autres à bonne distance, alors. C'est chiant mais facile.

 

Sociologie. Je m'installe sur le côté de la deuxième rangée de table la plus proche du professeur; placement stratégique me permettant de suivre le cours aux premières loges tout en restant discret. Elina occupe la première rangée avec une de ses bonnes copines mais elles prennent soin de se mettre à bonne distance de moi. Bon débarras, je n'aime pas les pétasses. En étant dans les premiers rangs, on échappe presque au boucan que font les abrutis de la bande à Eloi tout au fond de la classe.

 

Et puis, noyée au beau milieu des tables, il y a Eva. Eva la noyée, la belle noyée qui est à la fois si gentille et si distante avec tout le monde que sa personnalité n'a jamais eu l'occasion de faire surface. Elle s'assoit, elle écoute le cours, elle prend des notes puis elle s'en va. Je me demande si elle est capable de penser.

 

Le prof entre dans la salle et le silence se fait. Le cours commence.

 

Je m'appelle Léon Bartolomeo. Bartolo pour les cons.

 

Je moisi dans ces murs depuis que j'ai onze ans. Avant, je vivais chez une grand-tante dans un petit patelin en bordure d'autoroute. Mes deux géniteurs, je ne les voyais pas très souvent dans l'année; ils étaient toujours à droite à gauche en Russie, soit-disant en truc diplomatique d'après ce que me répètait ma grand-tante. Je recevais quelques cartes d'eux à Noël, parfois accompagnées d'une photo floue. Et puis avec les années, ils ont dû se lasser ou oublier qu'ils avaient un fils quelque part en Europe car ils cessèrent de donner de leurs nouvelles. Le couple Bartolomeo s'est évanoui de la surface de la terre. Il se réduisait désormais à une photo floue.

 

Puis ma grand-tante est morte. À l'hôpital, pas devant moi. Il paraît qu'elle avait un cancer du sein. Deux mots qui me paraissaient chacun dangereux et mystérieux. Les seins, quand j'ai posé la question aux médecins, on m'a dit que je n'en avais pas car c'était une spécificité propre aux filles. J'étais rassuré: pour moi, les seins portaient malheurs car je venais d'apprendre qu'ils étaient capables de tuer.

 

Aujourd'hui encore, je suis content d'avoir échappé à ces excroissances bizarres. Et puis, un pénis est infiniment mieux qu'une pauvre poitrine.

 

-Bartolo. Veuillez cesser d'importuner visuellement ces jeunes filles, je vous prie. C'est moi qu'il vous faut regarder pour le moment.

 

Je fusille le prof du regard tandis qu'Elina, comme on pouvait s'y attendre, se retourne pour faire de même avec moi. Je l'entend persifler à voix basse à sa copine "mais qu'est-ce qu'il veut celui-là?". Crétine.

 

Je me suis assez fait remarquer. Je niche mon menton dans le creux de ma main et pose un regard vitreux sur ce cher monsieur Casse qui met toute son ardeur de si bon matin à nous expliquer à quel point le milieu social et familial fait toute la différence dans la vie.

 

Mon milieu familial est une tante tuée par ses seins et deux parents fantômes, et mon milieu social, l'internat de st-Marcel. Je me demande quel pourcentage de chance de réussite ça me confère.

 

À la fin des deux heures, monsieur Casse me demande de l'accompagner dans son bureau. Bien obligé, je m'exécute de mauvaise grâce.

 

Son bureau, on dirait une chambre à coucher avec une grande table de travail à la place du lit. Le papier peint rouge fonçé et les rideaux rouge pâle transparents et tirés qui filtrent suavement la lumière donnent une ambiance étrange à la pièce. Pas chaleureuse, dérangeante même, mais... chaude. Et puis ormis le long bureau, il y a encore eu la place de mettre par terre un grand tapis poilu entouré par de lourdes étagères collées à chacun des murs.

 

Je ne pensais pas que ça payait aussi bien, le métier de professeur.

 

Le maître des lieux s'assoit à sa place habituelle et me désigne un fauteuil en velours avec des dorures à la mode de Louis XIV. Le genre tellement mou qu'on a l'impression en s'y posant qu'on pourrait s'y enfonçer jusqu'à disparaître complètement.

 

-Je voudrais m'entretenir avec vous au sujet de vos perspectives professionelles. Vous avez des résultats satisfaisants dans toutes vos matières mais je ne pense pas me tromper en affirmant que vous n'y portez pas grand interêt. Vous êtes... un jeune homme... "physique".

 

S'il s'avait.

 

-Il me semble que durant vos vacances scolaires, vous travaillez au poste de plongeur dans un restaurant de la ville? À l'Huile, c'est bien ça?

 

Je lui confirme l'information. La gérante de l'Huile est une grande femme perdue entre quarante et quatre-vingt ans qui, pour ce que j'en sais, s'occupait de tenir les cheveux de ma grand-tante quand elle vomissait. C'est elle qui m'a aiguillé vers St-Marcel puis dans cet internat quand tout s'est terminé. Pendant les vacances, je loge dans une petite chambre de bonne au dessus de son restaurant et je paye ma redevance en m'occupant de brosser ses plats. Casse a l'air charmé, il sourit avec bonhomie sans me quitter du regard.

 

-Merveilleux, monsieur Bartoloméo! C'est merveilleux pour vous, cette première opportunité d'entrée dans la vie active. Beaucoup n'auront pas cette chance avant longtemps. Mais voyez-vous... vous approchez de vos seize ans, vous savez. J'avais dans l'idée que... soupçonnant votre goût pour l'effort physique et votre sang-froid, je songe pour vous depuis un certain temps... à l'éventualité d'un service militaire.

 

Un service militaire? J'y ai déjà moi-même songé. C'est vrai que ça serait une bonne façon de me vider, m'enfonçer jusqu'au cou dans quelque chose d'absurde et de brutal, ça serait une facile façon de vivre. C'est peut-être une voie faite pour moi mais je ne sais pas... J'aime encore trop ma liberté. Et mon intimité aussi; j'ai cru comprendre que la vie en collectivité incluait le fait d'oublier la notion de pudeur.

 

Après avoir reçu ma promesse d'y réfléchir, Casse me pria de revenir le voir dès que j'en ressentirai l'envie.

 

-Ma porte restera toujours ouverte à chaque élève, Léon.

 

Je hausse les sourcils: je n'avais encore jamais entendu un professeur appeler un élève par son prénom.

 

Il tend vers moi sa grande main gauche que je me dépêche d'esquiver en me sauvant le plus vite possible. Je n'ai pas oublié quelle odeur a la mienne.

 

Il fait pas super beau aujourd'hui. Et le vieux goudron défoncé de la cour de l'internat n'aide pas vraiment à rehausser le tableau. Là, comme ça, je dois avoir l'air grincheux mais ce n'est pas le cas; je me plains rarement, je constate juste. Peu m'importe qu'il fasse beau ou moche, c'est simplement un constat que le sol de la cour donne l'impression qu'il fait toujours moche. Personnellement, je n'ai rien contre le goudron défoncé.

 

À côté de moi sur le banc ridiculement grand, Thibault roule une clope, caché par deux de ses copains. Thibault est ce qu'on pourrait appeler un pote de loin et en ce qui me concerne, j'aurai préféré être un peu peinard mais il m'a promis de me laisser en tirer une ou deux. Ce type est un bon type.

 

J'adore arrêter de penser. Ou plutôt, j'adore ne pas penser du tout. Jamais. Enfin, ça n'est pas aussi simple, surtout à l'âge où tout le monde nous interroge sans cesse pour des broutilles. Peut-être que l'armée pourrait finalement me convenir. Un des profs nous a dit un jour que dans l'armée, réfléchir équivalait à désobéir; ce, dans le but de nous pousser à continuer nos études le plus longtemps possible pour fuir à tout prix cette idée de carrière. Mais pour que le message passe, encore faudrait-il que monsieur Casse ne vienne pas prendre les élèves à part pour leur dire tout le contraire.

 

D'ailleurs, voilà qu'on aperçoit la queue du loup...

 

-Dunoix! J'espère que vous ne vous pensiez pas discret quand même! Donnez-moi immédiatement ce que vous tenez dans votre main.

 

Et voilà. Par contre, ce n'est pas moi qui roulais mon joint ni moi qui essayais de dissimuler Thibault. Alors pourquoi est-ce qu'il me regarde comme ça, ce fichu prof?

 

 

***

 

 

Dix assiettes une casserole. Dans dix assiettes une casserole, je cours à l'étage.

 

Dans les cusines, je suis plongé une véritable ruche. L'Huile n'est pas le plus grand restaurant de St-Marcel pour rien et il ne faut pas moins de quatre commis et trois serveurs pour assurer le travail chaque jour. Beaucoup diront qu'un nombre aussi faible est une plaisanterie par rapports aux grands restaurants qu'on peut trouver à Paris; mais ici, alors que les autres gargotes de la ville n'ont généralement que trois employés en tout et pour tout qui effectuent alternativement toutes les tâches, l'Huile est l'égal du Ritz et ses cuisines semblent toujours bourdonnantes d'activité pour le plongeur que je suis.

 

Les battants de la porte claquent et Jeanne Péri apparaît, un paquet de menus coincé sous le bras droit, une longue cuillère en bois dans la main gauche. Sa fameuse cuillère en bois, à la fois sceptre, outil de travail et bâton dont elle ne se sépare jamais -même quand elle dort, j'ai déjà vérifié-. Mon employeuse et logeuse trace droit vers moi et je lui crie mentalement de ne pas m'approcher. Mais on ne donne pas d'ordre télépathique à Jeanne Péri.

 

-Léon, quand tu auras finis ça, tu dégraisseras la gazinière d'Eric. On en a fini avec pour ce soir.

 

Mon sang se glaçe dans mes veines. Non! Tout sauf ça! Pas maintenant! Bien sûr, je ne proteste pas; tout d'abord parce que c'est inutile face à la commandante des lieux, puis parce que chaque tâche qu'elle me demande ici est légitime et je me dois de toujours les accomplir consciencieusement et sans broncher, soucieux de payer la dette que j'aurais toujours envers elle du fait qu'elle m'ait plus ou moins tout donné.

 

Mais ce soir... pourquoi ne me laisse-t-elle pas m'enfuir dans ma chambre et fermer la porte à clé?

 

Les dix assiettes une casserole sont passées. Je reste un moment collé au lavabo sans oser me tourner, de peur de croiser le regard d'un des gars et qu'il comprenne ce qui m'arrive en voyant ma paralysie. Je glisse le plus rapidement possible vers la gazinière où j'astique le tout en quatrième vitesse. Au fond, je n'ai qu'à me concentrer sur ce seul nettoyage et filer la seconde d'après. Un simple mauvais moment que je peux accélérer en accélérant. Mais le mouvement de va-et-vient qu'opère ma main gauche armée du chiffon me déstabilise. Quelque part au niveau de ma ceinture, une énorme pression s'apprête à imploser malgré tout mes efforts pour la contenir depuis tout-à-l'heure. Mon jean trop serré me fait mal et rien ne me contenterai davantage que de céder. Mais la pensée du reste de l'équipe dans mon dos me force à garder le buste courbé et à m'appliquer à frotter la plaque noircie. Dans un moment de panique, je me suis aperçu que je salissais plus la plaque que je ne la nettoyais et je me suis empressé de changer de chiffon.

 

Au bout d'un temps infini, tout est propre. Je jette plus que je ne pose le chiffon dans le bac à nettoyage et, me retenant à grande peine de me ruer comme un fou vers l'escalier, je quitte enfin la ruche.

 

Le long escalier en colimaçon est une torture. Chaque marche accentue les étincelles dans mon bas-ventre et je m'écroulerai volontier ici-même pour tout lâcher s'il n' avait pas le risque de croiser Jeanne. Je m'obstine à attendre d'être en sûreté tout en sachant que l'issue du combat n'est de toute façon plus qu'une question de seconde.

 

Enfin, j'arrive à ma porte, me précipite à l'intérieur et m'affaisse contre elle pour la faire se refermer au moment précis où une tension vient paralyser chaque muscle de mon corps. L'instant d'après, je crache et une exclamation de plaisir -ou plutôt de fin de souffrance- me transperce tandis qu'une tache humide vient s'élargir et tremper le devant de mon pantalon. Je m'affale sur le lit, vidé de mes forces, la respiration haletante. À traver mes pensées encore embrumées, une profonde satisfaction m'enveloppe: j'ai tenu. Je n'ai pas craché en cuisine, dans l'escalier ou devant Jeanne. Je n'ai pas craché pendant mon travail.

 

Malgré la puissance phénoménale de l'acte, je reste le maître. C'est moi qui décide.

 

Mon regard embrumé erre distraitement sur le plafond de ma chambre nue. J'aime bien ce plafond. Et à vrai dire, j'aime assez bien aussi cette situation, ce toit et ce travail que je possède.

 

Plus je repense à la proposition de monsieur Casse, plus je sens mon visage se fermer. La vérité, c'est que je ne veux rien faire, rien accomplir de ma vie. St-Marcel est peut-être le trou du cul du monde, toujours est-il qu'il est avant tout le trou du mien. Je voudrais passer ma vie dans cette petite chambre de bonne, récurer la vaisselle jusqu'à ce que Jeanne meurt, jusqu'à ce que l'Huile ferme ses portes à jamais, jusqu'à ce que mes bras tombent en poussière dans le lavabo. Je ne veux pas qu'on me pousse, qu'on me malmène, qu'on me tire hors de ce qui pourrait être ma vie.

 

Quel intêret de prendre des décisions, de s'agiter dans tous les sens... Eva finira par se noyer et Elina deviendra prostitué. Voilà tout ce qui attend les faibles et les arrogants.

 

 

***

Histoire-géo. Je ne travaille à l'Huile que les week-end et pendant les vacances scolaires. Le reste du temps, il paraît que je suis scolarisé. En réalité, même si les cours m'ennuient beaucoup pour la plupart, j'aime plutôt ça. Je ne suis pas un cancre et j'aime plutôt bien apprendre. Et puis, quand on a compris la méthode, c'est très facile de s'en tirer en classe: écouter, retenir, comprendre, réciter. J'aime cette routine qui n'est pas spécialement difficile une fois qu'on l'a comprise. Ça a beau être monotone, mais ça marche sur moi. L'internat a fait en sorte que je ne sois pas un idiot.

 

Evidemment, il y aura toujours des abrutis pour clamer haut et fort qu'eux n'ont pas l'intention de rentrer dans “ce putain de système pourri” pour justifier le fait que ça soit des feignasses. Comme Eloi par exemple. Un imbécile qui se croit irrésistible avec ses notes négatives et son titre de chahuteur en chef. Un con qui pourrait bien se sentir encore plus à sa place dans l'armée que moi.

Je contemple distraitement ce pauvre Eloi qui ne cesse de jeter des petits coups d'oeil à sa gauche.

 

Et mon sang se fige instantanément dans mes veines quand je vois ses yeux se poser sur Eva.

 

Une main de métal vient subitement serrer mes entrailles jusqu'à les broyer, j'ai la sensation d'avoir été entièrement submergé dans une eau glaçée et d'entendre chaque pore de ma peau hurler sous l'effet du choc tandis que des flots d'adrénaline me parcourent avec violence. Eva la noyée, celle que tout le monde oublie, qui ne dit jamais rien et n'ose même pas penser... sous le prisme du regard langoureux d'un homme. Chaque muscle de mon corps tremble d'envie d'aller s'écraser contre son visage béat. Je pique du nez vers mon pupitre, autant pour tenter de contrôler cette impulsion que pour me soustraire à cet odieu spectacle.

 

Eva... Jusqu'à présent, elle n'avait jamais existée que dans mon esprit. J'étais à son insu la seule personne de St-Marcel qui lui accordait une infime importance, qui la voyait. Je suis sûr que les profs eux-mêmes ne sauraient pas la remettre si on leur disait son nom. J'étais le seul à la voir, elle n'existait que pour moi.

 

Et Eloi la regardait à présent avec tant d'insistance... La brûlure qui en résulte m'est intolérable.

 

Mu par une impérieuse impulsion, je relève la tête vers cet homme qui est désormais l'objet de mon plus profond dégoût sur terre. Je demeure ainsi tout le reste du cours, incapable de me détourner, les yeux rivés sur les siens, eux-mêmes rivés les trois-quarts du temps sur la noyée qui, sentant cette tension, lève parfois la tête pour croiser son regard avant de se détourner aussitôt, la mine gênée. Quelques fois, je l'ai vue esquisser un sourire timide.

 

D'autres fois, les yeux d'Eloi rencontraient les miens et nous restions ainsi un temps indéfinissable, une seconde ou une heure, en chiens de faïence, chacun tentant de sonder le regard insondable de l'autre, avec en tête les mêmes questions concernant la même personne. La même méfiance instinctive. La même menace silencieuse.

 

 

***

 

 

-Tu connais le jeu de la biscotte, Bartolo?

 

Cette question sort de la bouche de Thibault. À travers l'entrebaîllement de la porte de sa chambre d'où il me jauge d'un regard provocant, j'aperçois un cercle fermé de petits sièges au milieu de sa chambre sur lesquels sont déjà assis ses amis. Eloi en fait partie.

 

À l'origine, Thibault m'avait accosté dans le couloir pour m'interroger sur Casse dont il avait surpris une de nos conversations l'autre jour -car oui, le prof m'avait relancé- : est-ce qu'il m'avait vraiment tenu la jambe deux fois de suite pour tenter de me convertir à l'armée? Le vieux était-il, selon moi, payé pour essayer de nous faire nous engager? Alors que je tentais sans enthousiasme d'avoir un opinion sur la question, j'avais jeté un coup d'oeil intéressé sur la petite cérémonie que je voyais se préparer dans la chambre en arrière-plan.

 

J'imagine que c'est de cette façon que je me retrouve maintenant face à Eloi, séparé de lui par une biscotte.

 

Il paraît que le jeu de la biscotte était très à la mode dans ce pensionnat jadis. Et tout naturellement, les exploits des aînés entraînent le mimétisme de la nouvelle génération de puceaux que nous sommes. La règle veut que les participants soient assis en cercle avec une biscotte posée au milieu. Et alors, la course commence. Chacun sort son pénis et s'astique avec vigueur car le dernier à éjaculer devra manger la biscotte. Avec la garniture qu'elle aura récoltée.

 

Je fixe Eloi qui ne cille pas. L'occasion est si belle de l'humilier...

 

Le top départ est donné et les six garçons sortent aussitôt leur sexe avec une sauvagerie grotesque, trop pressés par le temps pour songer à leur dignité. En ce qui me concerne, je masse doucement mon arme, la laissant s'éveiller petit-à-petit entre mes doigts, profitant malgré tout de l'instant, savourant ma maîtrise totale. Les autres, dans l'urgence, sont bien loin d'un désir de performance ou même de plaisir. Trois d'entre eux ont déjà craché et Eloi, le visage violacé, s'astique avec une telle violence qu'il doit sûrement avoir une crampe.

 

J'accélère la cadence, laissant venir à moi la satisfaction. Je la garde cependant sous contrôle, prête à surgir dès qu'il le faudra. Je me sens fort. Grand. Très viril de me tenir encore bien droit, bien dur alors que les trois-quarts des participants n'ont déjà plus entre les jambes qu'une excroissance molle et dégoulinante, laissant de larges taches sur les jambes de leurs pantalons.

 

Alors que ma supériorité est maintenant avérée, je me décidé à cracher, ajoutant ma garniture à celle des autres. Il ne reste maintenant plus qu'Eloi qui, même en se sachant perdant, doit tout de même continuer son opération pour libérer à son tour la tension. Son humiliation commence enfin car cette fois, il est seul à se masturber -le plus vite possible dans l'espoir d'abréger son supplice mais ça ne le rend que plus obscène- avec six paires d'yeux le regardant avec dégoût, compassion, amusement, soulagement...

 

… Et gloire, pour moi.

 

Quand il finit par cracher et que les garçons, hilares, approchent de lui l'assiette sur laquelle trône la biscotte, Thibault me lance un regard troublé où je crois discerner une pointe d'admiration:

 

-T'es fortiche, toi!

 

***

 

 

Mathématiques. Jamais un cours n'aura assomé autant de monde. Tous les élèves posent sur le prof des regards de mort-vivants, la bouche ouverte avec parfois même la langue pendante. Il paraît qu'il est du style soporifique, le genre de prof qui pourrait d'un coup se mettre à parler de sodomie inter-espèce sans que personne ne s'en rende compte. Moi, je m'en fous. Je suis bon en maths, prof chiant ou non. Peu m'importe le son de sa voix, s'il explique comment calculer une fonction algorythmique ça me va.

 

On dirait que la sonnerie fait office de réveil aux autres quand elle retentie. Tous clignent des yeux, remuent lentement, certains s'étirent douloureusement alors que pour ma part, j'ai déjà rangé toutes mes affaires dans mon sac. La plupart des élèves se dirigent lentement vers le réfectoire, mais moi j'emprunte le couloir qui mène aux dortoirs. J'ai envie de solitude pour un petit moment.

 

-Léon, excuse-moi... Léon?

 

Je me retourne, stupéfait d'entendre mon prénom dans la bouche de cette fille. Eva se tient devant moi, le regard apeuré, une feuille de papier entre les mains. J'ouvre la bouche mais aucun mot n'en sort; elle m'a totalement pris au dépourvu. Je finis par lui faire un vague signe de tête lui indiquant qu'elle a mon attention. Elle me tend la feuille qui me semble familière:

 

-C'est ton contrôle. Je l'ai trouvé par terre dans la salle de classe. Tu as dû oublier de le rendre et le laisser tomber sans faire exprès.

 

Je marmonne un semblant de remerciement et m'empare du document en évitant son regard. Elle ne perd pas plus de temps et poursuit sa route en direction du réfectoire. Elle a une drôle de voix. Typiquement le genre qui ne s'entend pas souvent.

 

Monsieur Casse est du genre à ne plus me lâcher si je lui rend mon travail avec ne serait-ce qu'un jour de retard; autant se faire un peu violence et le lui porter dès à présent, cela vaudra mieux que de se retrouver encore une fois en tête-à-tête avec lui pendant des heures demain. Demi-tour donc, sans enthousiasme, vers le bureau de l'intéressé. Alors que j'arrive dans le couloir où se trouve sa porte, de faibles filets de voix me parviennent. J'hésite davantage, piétinant nerveusement. Je respire un coup. Puis deux. Puis trois. J'exècre les gens. Ma dernière envie est bien de pénétrer au milieu d'une réunion entre Casse et peut-être d'autres professeurs. Mais après tout, ça ne durera qu'un instant. Et cela m'épargnera bien plus de temps perdu que si je lui rendais ma copie en retard demain.

 

Après une insulte à voix basse, je baisse la poignée de la porte.

 

À peine cette dernière s'est-elle entrouverte de quelques centimètres que mes yeux rencontrent le sein d'Elina.

 

Aussitôt, je claque la porte et détale loin d'ici.

 

Ma course me mène sans que j'y pense au réfectoire où tout le monde mange gentillement. Je sens mon coeur tambouriner contre mes tempes et les résonnement qui en résultent m'empêche de penser. Je me dirige comme un zombie vers la cantinière.

 

Je me sens bizarre, faible comme un tout petit enfant.

 

-Aujourd'hui, c'est des saucisses de Strasbourg ou bien des moules-frites, vous voulez quoi, jeune homme?

 

J'ouvre la bouche et rien n'en sort. J'ai l'impression que mes yeux vont me sortir de la tête. Je sens que je commence à trembler et si j'essaie de parler, j'ai peur que mon corps me trahisse et que je me mette à pleurer. Pleurer! Je serre les dents pour les empêcher de claquer. Devant moi, la cantinière s'impatiente.

 

-Alors! Secoue-toi un peu, mon garçon!

 

Elle est immense, son grand corps tout en rondeur rehaussé de deux énormes seins chacun de la taille d'un melon, si gros, si imposants qu'ils pourraient étouffer un homme. Je suffoque en y pensant, les yeux braqués sur eux quand me traverse l'image d'un autre sein, bien plus jeune et petit, enfermé derrière une porte pourpre en ce moment-même. Les mots sortent avant que je ne les prononçent...

 

-Monsieur Casse. A faim. Il veut des moules-frites dans son bureau.

 

Et je m'empresse de fuir à une table, emportant mon plateau vide. Comme si j'avais faim, de toute façon.

 

Moins d'une heure plus tard, mon professeur quittait l'institution. Menotté.

 

Nous étions tous aux fenêtres pour assister à son départ, secoués par le tremblement de terre qui venait de frapper la vie de St-Marcel. Les insultes pleuvent. Tous crachent dans la direction de Casse, faisant pleuvoir un déluge de salive dans son sillage. Elina, chialante, est barricadée dans sa chambre en compagnie de ses parents qui viennent d'arriver.

 

En bas, entouré de pas moins de cinq policiers, il se retourne et scrute nos fenêtres, déjà trop loin pour qu'on puisse voir son expression. Révulsé, je m'écarte vivement. Je ne veux pas qu'il pose les yeux sur moi, qu'il pense à moi. Je fais marche arrière avec l'idée d'aller peut-être enfin retrouver la solitude de ma chambre quand j'aperçois Eva dans un coin, un peu à l'écart du troupeau. Le regard braqué vers les fenêtres, trop loin cependant pour voir quelque chose, elle a les yeux scintillants de larmes. Sa bouche déjà fine est si serrée qu'elle n'est plus qu'un mince petit fil. Elle est pâle, plus pâle encore que d'habitude. Plus droite aussi. Je lui trouve un air presque solennel. La solennité d'un ange, d'une martyr ou d'une petite enfant trop fragile pour ce monde et toute cette horreur.

 

Encore une fois, personne d'autre que moi ne fait attention à elle -Eloi est trop occupé à cracher-. Elle ne m'accorde aucune attention mais je ne peux m'empêcher de l'observer quelques instants encore, le ventre noué. Pour une fois, la première fois, j'aimerai ne pas rester seul. J'aimerai ouvrir mon coeur, toute cette abomination qui est en moi depuis tout-à-l'heure. J'aimerai savoir ce qu'elle ressent, plus que jamais.

 

Au lieu de quoi, je disparaîs et monte, le coeur et le pas lourd, vers les escaliers qui mènent au dortoir, furieux contre moi-même. Je m'étais promis de ne jamais pleurer.



19/09/2020
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