Monde des Rêves 2.0 de Salomon Koubatsou

Monde des Rêves 2.0 de Salomon Koubatsou

GT Dterminé à FAC la N

 

   Postier est un très bon métier. Ce doit forcément l'être si c'est ce qu'en dit le président. Postier est évidemment un métier sublime, un métier d'élite. Du moins, c'est ce que nous ne cessons de nous répéter, moi et mes collègues, près de nos éternelles piles de lettres qui semblent se multiplier dès que nos dos sont tournés. Notre mission est de les trier, de toutes les vérifier scrupuleusement pour éviter qu'elles ne contiennent... Cette chose.

 

   Pour être entièrement concentrés, nous sommes isolés tous les jours, coincés derrière des boxs ridiculement petits et étriqués. Enfin... Ici, c'est une norme. Nous sommes postier, le métier qui importe le plus en ces temps de troubles.

 

   Un bon métier... En vérité, chez nous, seuls, nous n'en pensons plus un mot. Un sot métier, oui, le doute n'est plus permis. Soyons sérieux une seconde, qui peut encore vouloir être postier de nos jours? De huit heures-dix-neuf heures, lire ces tristes lettres qui n'évoquent tous les jours qu'une seule chose, discrètement, entre les lignes, cette horrible Loi du Silence:

 

 

  Belle Julie,

Voici encore une lettre en bois, privée de bonheur. Je ne peux le dire ici, je ne peux non plus le dire pour toi, sûrement suis-je lu en ce moment si les postiers font bien leur boulot. Je vis encore une heure sur cette foutue Terre où je ne peux écrire librement. Si nous réussissons notre fuite un jour, comme je te le promet depuis des mois, je te jure d'écrire toute notre vie, de compenser ce moment présent où l'on m'empêche de te dire le sentiment qui me prend si je me permet de vouloir être près de toi. Le coeur y est bien sûr et tu peux le sentir, c'est une certitude. Crois-moi, un jour, cette première lettre, nous devons y croire, nous

 

 

   Le reste est complètement rogné sous un flot d'encre noir. Je pousse un long soupir. Encore une innocente lettre, entre jeunes visiblement, qui se retrouve censurée. Frustré de ne pouvoir exprimer comme il l'entend ce qu'il ressent, ce qu'il pense, l'expéditeur ne prend même plus cette peine de mettre une fin pour ses mots. Quel imprudent d'oser poster ceci... Nos pensées sont si restreintes depuis cette Loi du Silence et il trouve tout de même le moyen d'indiquer son envie de révolte...

 

   Moi non plus, ce qu'il évoque, je ne peux le dire ou même le penser en toute sécurité... Je crois en ce qui est dit sur ces mots, ses derniers mots... Depuis cette Loi, on ne peut plus ni vivre, ni mourir et c'est tout juste si l'on peut encore respirer. Il est impossible d'oublier une seule petite seconde d'être prudent si l'on écrit une lettre. Cette loi nous tiens entièrement en son pouvoir. C'est plutôt triste de voir que pour nous contrôler, il suffit de nous ôter une seule minuscule petite chose. Et quel bouleversement...

 

   Depuis, ces vingt-cinq lettres orphelines n'ont plus ni queues ni têtes sur le seuil de nos bouches. Et ce, depuis bientôt deux cent trente-huit mois... Oui, on ne compte plus le temps qu'en mois depuis.

 

  Belle Julie, qui que tu sois, je suis désolé. Je ne peux te donner cette lettre.

 

   Midi sonne. Dehors, derrière les fenêtres de mon box de postier, je vois Hugo qui vient vers moi, visiblement essouflé et très perturbé. Son teint est vert et ses yeux sont injectés de rouges. Il semble sur le point de vomir. Ou de hurler, de pleurer... Il semble près de s'écrouler et cette vision provoque en moi, d'un coup, une chose sinistre. Un sentiment qu'il est terrible de ressentir en ce monde.

 

  Peur. Peur.

 

   Hugo entre, en sueur. Il vient vers moi et met sous mon nez une petite boîte en bois toute noire qu'il sors d'un brusque mouvement de sous son gros gilet. Je fixe cette boîte. Elle ne me dit rien de bon, et Hugo non plus.

 

  Une terrible peur.

 

   Le plus souvent, Hugo reste silencieux en société. Il refuse cette loi plus que n'importe qui. Je le comprend. Son voeux le plus cher est d'écrire. Chose presque impossible ici. Le métier n'existe même plus.

 

  Hugo me fixe un moment et me jette:

 

-Rod, cette loi doit cesser. Nous devons refuser d'obéir.

 

  Encore... Je suis épuisé de ces espoirs de jeunes fous.

 

-Non Hugo. Tu ne peux te rebeller contre une chose qui ne dépend plus de nous. Même si nous le voulions, comment s'y prendre? Elle s'est envolée. Ou peut-être est-elle morte depuis le temps... L'espoir n'est plus bon. Retourne chez toi.

 

-Ni envolée, ni morte, je te le jure. Voici des mois que je tente de retrouver l'endroit où ils l'ont mise depuis cette Loi. Rod, crois-le ou non, elle est ici. Soulève le couvercle du boitier, vite! Je n'en peux plus de contenir tous ces mots... Je peux les sentir depuis des heures, eux non-plus ne supportent plus cette purge...

 

  Il n'en peut tellement plus qu'il l'ouvre lui-même. Et j'y découvre...

 

  A

 

  Un A. Une minuscule petite lettre A qui s'agite au fond de la boîte comme un papillon pris dans un filet.

 

   Un A! Un petit A tout noir, tout frétillant! La fièvre me monte de façon fulgurante quand je réalise ce que cela veut dire. Des millions de mots me viennent à l'esprit mais je ne parviens qu'à balbutier:

 

-Hugo! Ne me dit pas... Comment peux-tu...? elle était censée...

 

-Oui! Elle était dans le coffre-fort du bureau du président. Quand j'entrais y faire le ménage à la fin de la journée, je récitais l'Alphabet.

 

-Tu... Tu récitais...

 

-Oui! L'Alphabet en entier! Sauf la première lettre, bien sûr, je n'y arrivais pas. Mais j'essayais quand même de produire un son qui soit le plus similaire possible à un vrai A. Tous les soirs pendant deux ans. Et hier, j'ai enfin réussi à faire une sorte de A passable. Là, elle est sortie, j'ai continué ma comptine en sortant tout doucement du bureau. Elle m'a suivit tout doucement et plus elle s'avançait et plus le A me venait facilement! Quelle délicieuse lettre! J'avais tout oublié d'elle! Tu imagines les possibilités maintenant?

 

   J'avoue que non. Le choc est si fort que je suis incapable de me projeter. Je sens bouillir en moi des montagnes de nouvelles choses, des choses si fortes que la privation de A, à l'écrit comme à l'oral, m'interdisait d'exprimer. Je repense à la lettre du jeune homme à la Belle Julie. Avec un A, il peut aimer. Il aurait pu lui dire "je t'aime! Aujourd'hui, j'ai incroyablement envie de toi! Allons ensemble à l'hôtel le plus proche et ne sortons plus jamais de notre lit. Faisons l'amour, Julie!" Le petit A virevolte autour de nous, savourant sa liberté retrouvée. Mais (Mais! Enfin un moyen de trancher une discussion! Enfin la possibilité de nuancer!) en fait, pour combien de temps?

 

   Je croise le regard de Hugo. J'y lis les mêmes émotions que moi. Cette état de grâce et de félicité associé à la pensée que nous ne verrrons probablement pas la journée suivante. Voler le A.

 

  A comme Arrêt de mort.

 

  Hugo pleure. De joie? De peur? Il murmure:

 

-Ose me dire que ce n'était pas ton souhait le plus cher. Partir avec un A.

 

  Je ris. Bien sûr que c'était mon souhait le plus cher. Un fantasme. Qu'il est doux d'enfin fAntAsmer!

 

-Mais comment fait-on pour réciter l'Alphabet incomplet? D'autres lettres ont la sonorité A à l'oral. Comment as-tu prononcé le H?

 

-Je n'ai même pas fait attention. Mais le H en lui-même est un H, pas un A. Ça ne compte pas.

 

-Et comment crois-tu qu'on écrit le H phonétiquement? Car juste la lettre, on le prononçerait "ch". Mais s'il se prononce "ach", est-ce qu'il faut l'écrire "ach"? Alors tout compte fait le H est un AH!

 

   Et on éclate de rire; un rire qui nous avait manqué. Que faisons-nous là, dans ce bureau de postier remplis de lettres à essayer de savoir si "ach" est un H ou un A? Comment faisait-on avant cet instant? Comment pouvait-on communiquer? La réponse est facile: on ne le pouvait pas. Privé du A, on ne peut pas penser loin, on ne peut pas beaucoup parler. On ne dit que l'essentiel, on ne s'aventure pas en terres inconnues. On obéis, on fait notre travail et c'est déjà parfait si on arrive à le faire à peu près correctement. On ne nous en demande guère plus et on se garde bien d'en demander davantage. Autrement dit, sans A, nous sommes des A...brutis. Des A...huris. Et c'est précisément ce que sait le président. Lui qui a le A chez lui et qui peut encore tout savoir. Pendant des années, j'ai lu les lettres de tous ces pauvres jouets que la frustration étouffait pour ensuite laisser place à un océan de lassitude, un arrêt de la révolte. Je vois bien les lettres comme celle adressée à Belle Julie, dans lesquelles la seule chose évoquée est ce qu'on ne peut pas dire. Ça en devenait presque un style littéraire à part entière et si un jour le pays se remet enfin de cette amputation, peut-être y aura-t-il des linguistes qui se pencheront sur cette curieuse habitude qu'est le fait de parler d'une chose indicible. Qu'une chose que nous sommes incapables de penser habite pourtant nos esprits jours et nuits. C'est ainsi, tout le monde sent qu'il manque quelque chose. Notre langage est décapité.

 

  AaAaAaA

 

   La petite lettre ainée saute sur les enveloppes de mon bureau comme si cela avait été un trampoline. Quelle incroyable petite créature qu'un A! C'est étonnant comme elle ressemble à un V quand elle est à l'envers. Pourtant, s'il y a bien deux lettres qui n'ont rien à voir ensemble, ce sont bien ces deux-là.

 

-Comment tu crois qu'ils l'ont prise?

 

-La lettre? Je ne sais pas. En récitant l'Alphabet, sans doute.

 

-Peut-être, mais dans ce cas, pourquoi n'ont-ils pris que le A? Pourquoi l'Alphabet n'attire pas le B ou le M? Ou alors, peut-être que l'Alphabet attire toutes les lettres à la fois et qu'ils n'ont choisis que la première.

 

-Non, je suis sûr que les autre lettres ne réagissent pas. Seulement le A comme A....lphabet. C'est de la logique pure.

 

-Et tu penses qu'ils l'ont prise où? Où est une lettre quand elle n'est pas en train d'être écrite ou dite?

 

-Dans le royaume des idées des lettres. Tu n'as jamais lu les théories de Platon? Ils sont allés la chercher au royaume des idées, à côté de l'idée de l'homme, l'idée d'arbre, l'idée de président. L'idée de A devait être en train de se promener dans un coin avec l'idée de V, il ont chantonné l'Alphabet pour l'attirer comme le joueur de flûte de Hamelin et bim! Plus d'idée de A. Et sans idée, plus de A du tout.

 

   Je le regarde, hébété. Est-ce qu'il croit vraiment à cette fable? Notre A, cependant, a l'air d'avoir apprécié la théorie car il saute sur le front d'Hugo et y reste collé. Mon ami (Ami! Enfin le mot peut sortir!) secoue la tête comme un buffle et au bout de quelques secondes des plus intenses, la petite lettre quitte sa figure dans un vol plané qui s'achève sur mon propre front. Des deux mains, je l'empoigne avec force et l'arrache de ma tête. Ce n'est qu'à cet instant que l'on comprend tout les deux, Hugo et moi, que la bestiole a laissé sur nos faces deux immenses A.

 

  Comme ça, si jamais les policiers ont un doute quand ils viendront nous chercher...

 

   Les minutes passent et, déjà épuisés de parler notre nouvelle langue, On s'est perdu dans la contemplation de notre A qui glisse de phrase en phrase à travers les lettres de mon bureau. On dirait deux jeunes parents observant leur nouveau-né. Chacun de ses mouvement nous éblouis, chacun des petits "a" qu'il émet à intervalles réguliers. Je ne peux pas croire qu'il se fera reprendre en même temps que nous. Je ne peux pas croire qu'on se fera prendre nous-même:

 

-Viens on s'en va. On s'enfuit. Et on l'emporte avec nous.

 

   Mais Hugo, le révolté par excellence, celui qui a débarqué dans mon bureau comme un boulet de canon pour m'annoncer qu'il avait volé le A du président, secoue la tête en souriant tristement.

 

-Nan.

 

-Comment ça, nan? Tu disais il y a à peine une demi-heure qu'on devait cesser d'obéir à cette Loi du Silence de...

 

-J'ai jamais appelé à une révolution nationale, Rod. Je t'ai dit la vérité, on ne doit pas continuer cette mascarade si on a à nouveau le pouvoir de s'exprimer pleinement. Mais les autres dehors, ceux qui galèrent encore à parler des choses les plus simples, comment tu veux qu'ils trouvent la force de dire non? Et même de dire nan?

 

-On peut changer ça. Si on se dépêche de le faire sortir, peut-être qu'il pourra se... répandre?

 

-Il ne se répand pas. J'ai souvent observé le président quand il était hors de son bureau. Il a la même gueule frustrée que nous; encore plus frustrée même car quand il est dans son bureau, il peut s'exprimer à merveilles et que dès qu'il met un pied dehors, il perd toutes ses facultés. C'est pour ça qu'il en sort presque jamais; ce que je te dis, je l'ai su en le suivant jusqu'à ses toilettes ou en l'écoutant derrière la porte de son fumoir. À cette heure-ci, oui, il est privé de A. Mais crois-moi, depuis le temps, ça ne lui enlève pas sa vivacité. Il ne peut pas dire à ses agents "on a volé mon A" mais il est toujours capable de leur dire "Vous devez tuer Hugo Desdunes et Rodrick Senh. Vous les trouverez dans le côté Sud du bled, près des Boxs des postiers." Crois-moi, on a aucune chance. Même si on s'en va maintenant, on est déjà foutus. Et même si on allait foutre le A dehors, ils le retrouveraient en moins de deux, vu les traces qu'il laisse.

 

-Alors pourquoi tu l'as fait...?

 

  Il ricane.

 

-Tu le sais très bien. Tu l'as su dès que je suis arrivé et je te l'ai même dit: je veux partir avec un A. Et toi aussi tu le veux. On va mourir en dehors de cette merde. Ça fait des années qu'on y est préparés.

 

   Je sens mon coeur tambouriner contre mes tempes. Oui. Ouais. On va mourir avec un A. On va Amourir. Et puis d'un coup, la frénésie de la langue me reprend. A qui est partout, même dans le O car finalement, le son "au" est un O qui est fait d'un A. Qu'elle horreur d'ajouter ainsi le A dans tous les sons possibles et imaginables! Quelle perte quand on ne peut plus le prononcer! Plus d'Amour, plus d'Ami, plus d'Amant. Plus de hAine et de combAt. Cette Loi du Silence (qui n'a même pas de nom officiel, on la désigne simplement par cette appellation populaire) empêche l'essor des sentiments. Je le disais pour rire mais finalement, on est vraiment décapités.

 

  Je saisis l'épaule de Hugo:

 

-Tu sais dans quoi nous sommes?

 

-Laisse-moi deviner... Dans le cAcA?

 

-Nous sommes dans une dictAture! Une dictAture!

 

   Et comme pour illustrer nos deux paroles, on entends un horrible bruit de sirène de police. Les cons sont rapides. On se jette un bref coup d'oeil. On est foutus. Le petit A s'agite de partout, presque comme s'il tremblait. Il veut s'échapper mais il est sûrement aussi foutu que nous.

 

   Des bruits de pas cadencés se rapprochent de la porte. On ose même pas regarder par la fenêtre. On reste là, immobiles, attendant simplement d'être découverts et abattus comme des déchets. Hugo me glisse du coin des lèvres:

 

-Et le son "oi"? Il y a bien un A dedans à l'oral. Comment on fait pour le prononcer?

 

  Et d'un coup, on s'est réveillé.

 

   On devient fou quand on va mourir. Avec Hugo, notre folie s'est soudain traduite par des prises frénétiques de feuilles, de crayons, et l'écriture du plus de mots possible. Pas avec des A, non, pas des mots que plus personne ne pourra lire dans une heure. Mais les phrases indicibles de tous ces milliers d'inconnus dont, chaque jour, je recevais les lettres fades et transparentes.

 

"CT le bon moment pour être heureux. Celui où GT avec toi."

 

"Je V m'en HET un peu je pense si G le temps."

 

"Quelque chose s'est KC en nous depuis cette ridicule Loi du Silence!"

 

"Il fO fuir, il fO que nous quittions ce PI O plus vite!"

 

"Tu te souviens comment CT de vivre en P?"

 

"On doit sortir de toute cette N qu'elle nous procure. RetrouV un R pur."

 

"Je t'M tellement. Je t'M je t'M..."

 

"Le président fût toujours le plus fort. Ce soir, ce n'est plus le K."

 

 

  Et le K? Est-ce qu'il s'écrit avec un A?



06/08/2019
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