Monde des Rêves 2.0 de Salomon Koubatsou

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Chapitre 2: Pie

  Au moment où sa mère ouvrit la porte, elle se mit à vomir.

 

   Son enfant, la chair de sa chair, l'enfant de son amour, ne lui avait causé que du trouble depuis le jour de sa naissance. Le docteur s'était tout d'abord écrié "C'est une fille! Une magnifique petite fille!". Un seul coup d'oeil avait conduit à cette affirmation. Pas de pénis en vue: femelle. C'est au second coup d'oeil que le docteur posa sur le nouveau-né que sa particularité fut enfin détectée. En effet, Sasha ne possédait aucun instrument masculin. Plus exactement, Sasha ne possédait rien de vraiment définissable. Entre ses petites cuisses potelées, rien que de la peau lisse comme n'importe quelle peau de bébé. Un minuscule prépus dépassant à peine, long d'un quart de centimètre.

 

  Et rien d'autre. Pas de cavité entourée de lèvres, pas de fente. Pas de testicules. Juste un prépus. Et c'était tout.

 

  On arracha sans tarder le bébé à sa génitrice pour l'osculter. Une demie heure d'angoisse plus tard, on annonça finalement que l'enfant ne correspondait ni au type masculin, ni cependant au type féminin. Il était intersexe.

 

  Et rien d'autre.

 

  Ce fût le début du lent cauchemar d'Isabelle. Le début de sa lutte pour cacher au monde l'absence de sexe de Sasha. Personne ne devait savoir. Savoir que sa marmaille était un monstre. Pour elle, Sasha sera une fille; fin de l'histoire.

 

  Et son mari? Il avait déjà disparût le surlendemain de l'accouchement.

 

   Les yeux de Sasha avaient quelques chose de contrariant pour Isabelle. Ils étaient profondément noirs, à tel point qu'on croirait les pupilles dilatées au milieu du marron des iris qui étaient d'une couleur charbon. Des yeux de poisson mort. L'effroi et le dégoût assiégeaient Isabelle, possédant comme toute sa famille et celle de son ex-époux, des iris nuancés dans le ton bleu-vert. D'où pouvait bien sortir ce petit être sans sexe, sans yeux? La jeune mère était perpétuellement traversée par la désagréable impression qu'il ne s'agissait pas du fruit de ses entrailles.

 

  Quelques chose clochait. Quelques chose devait clocher.

 

   Sasha parlait peu en grandissant. D'un naturel contemplatif mais surtout attentif, rien ne semblait lui échapper. Ses yeux et ses oreilles semblaient partout, que ce soit pour épier une conversation de grands, saisir un regard entendu qui ne lui était pas destiné... Sasha savait. Isabelle ne cessait de se sentir épiée dès que sa "fille" se trouvait dans la même pièce qu'elle. De jour comme de nuit, elle sentait ce regard mort posé sur elle.

 

   Toujours enfant, son goût pour la solitude ne l'empêchait pas d'être infatiguable. L'esprit animé d'une éternelle curiosité, ses jambes couraient plusieurs kilomètres chaques jours, que ce soit dans la cour de récréation ou dans le quartier de son immeuble. Tout lui portait de l'intérêt. Les colonies de fourmis longeant les trottoires, les cigarettes électroniques des maitresses, les petits cachés dans un coin du préau se tortillant désespérement pour tenter de stopper le flux d'urine qui coulait le long de leurs jambes ou les magnifiques montres dorées que la concierge arborait toujours avec un air de suprême superiorité.

 

  Ces deux derniers points en particulier contribuèrent à enterrer pour de bon le reste d'affection qu'Isabelle était peut-être encore capable de nourrir pour sa progéniture.

 

   Par sept fois au cours de la scolarité de son enfant, elle reçut des appels à la fois scandalisés et inquiets de la directrice de l'école qui lui informait que Sasha avait la fâcheuse habitude de plaquer sa main contre l'entrejambe mouillée de ses petits camarades qui avait eu des "accidents". À son âge, avait-elle dit, on était assez grand pour respecter autrui et comprendre que son corps était un endroit privé. Il fallait que ce comportement cesse au plus vite.

 

   Cela dit, tous étaient bien obligés de remarquer que l'élève coupable ne semblait pas nourrir de mauvaises intentions. Devant les caresses ou les cris, son regard noir et brumeux emplit de curiosité regardait dans le vague, toujours collé en pensée à la tâche sombre des pantalons de ses camarades. Aucun plaisir, aucune satisfaction n'y habitait. Le geste était simplement venu comme ça. C'est tout.

 

  La directrice préconisa un suivi psychologique. La mère refusa.

 

   Et puis il y avait eu l'histoire des montres. La vieille concierge de l'immeuble en avait toute une collection qu'elle exposait soigneusement à elle-même sur le buffet de son salon. Cette lubie n'était un secret pour personne dans le quartier.

 

   Lorsqu'elle voyait la marmaille d'Isabelle lorgner l'exemplaire qu'elle portait au poignet, elle se sentait toujours obligée, probablement par orgueil, d'aboyer "C'est une montre de grande personne! Ça n'est pas pour les enfants!". Elle savait parfaitement combien cet avertissements était idiot, mais cela lui conférai un sentiment de dominance enivrant qu'elle prenait grand plaisir à savourer. Et puis, elle avait toujours sentie ce besoin de tenir à distance l'intersexe juvénile du 7ème étage dont elle avait eu connaissance de la singularité par le biais du bouche à oreille. Cette petite peste, ce petit monstre qui semait la confusion et le chaos dans toute la primaire du quartier. Ni fille, ni garçon, ça ne pouvait pas tourner rond.

 

  Et puis un jour, toutes ses montres disparurent. On aurait cru sa mort.

 

   La porte d'entrée habituellement verrouillée avait été ouverte et le haut du buffet était vide. Il n'y avait aucun mot, aucune tache, aucune chose cassée. Rien. La nouvelle avait filé dans tous les étages et Isabelle, mue par un douloureux et inexplicable pressentiment, alla vérifier dans la chambre de son enfant. Elle trouva alors une petite montagne de montre rutilantes posée bien en évidence sur le lit.

 

   De nombreuses engueulades suivirent cette découverte. La concierge à Sasha, Isabelle à Sasha, le quartier entier déversant sa bile sur Sasha. Et l'enfant ne disait toujours rien. Son visage laiteux était songeur, comme réfléchissant à la virtuosité de ce cambriolage. Car pas plus que ceux des autres, son cerveau ne semblait savoir le mobile qui avait conduit au vol de montre. Folle de colère, de peur et d'impuissance, Isabelle avait beuglé:

 

-Tu n'es qu'une horrible petite pie, Sasha! Une pie voleuse qui ne fait qu'empoisonner la vie des gens depuis ta naissance!

 

  Une étincelle s'alluma alors dans ce regard de poisson mort, et la petite bouche qui l'accompagnait chanta ce mot:

 

-PIE!

 

  Et c'est ainsi que Sasha devint Pie. On était très exactement deux mois après son dixième anniversaire.

 

  La concierge préconisa un placement en pension. La mère accepta, ne pensant qu'à éloigner cette progéniture imbuvable, cet être qui lui échappait, qui n'avait cessé de lui échapper depuis ce monstrueux accouchement.

 

  C'est cinq ans plus tard, durant les vacances d'été, qu'Isabelle vomit en découvrant la chair de sa chair.

 

   Pie était sans vêtement face à un miroir, les yeux dans les yeux avec son reflet. Ses cheveux noirs coupés à ras laissaient voir son crâne, sa bouche était ouverte dans une expression d'hébètement. Sa main gauche caressait l'endroit où aurait dû se trouver son sexe et qu'Isabelle n'avait pas osé regarder à nouveau depuis qu'elle l'avait expulsé de son ventre. La main passait et repassait sur le petit bout de prépus qui n'avait pas grandit depuis 15 ans, et son reflet faisait lentement de même. Il n'y avait rien sur ce corps à la peau pâle, ni hanches, ni poitrine, ni poils, ni musculature, ni carrure. Isabelle n'avait pas supporté la pensée que cette chose était sortie de ses entrailles.

 

  La main toujours entre les jambes, Pie tourna lentement la tête vers sa génitrice. Son regard perplexe, interrogatif, scrutait sa génitrice de la même manière que s'il s'agissait d'une émission télévisée d'un intérêt limité.

 

  Avec distance.

 

  Une étrange fumée noire semblait flotter dans la pièce et alarma Isabelle.

 

-Tu fumes?

 

  Pie secoua la tête, ses yeux noirs écarquillés.

 

  Isabelle vomit une seconde fois. Puis les mots sortirent de sa bouche sans qu'elle ne puisse ou ne cherche à les retenir:

 

-Tu n'es plus mon enfant. Ne me regarde plus! Ne me parle plus! Ne sors plus de ta chambre, je ne suis plus ta mère!

 

  C'est comme ça que Pie se retrouva seule. Peu de temps après, nous nous sommes enfin rencontrés.

 



11/03/2018
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