Monde des Rêves 2.0 de Salomon Koubatsou

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Chapitre 10: Daïmon de Socrate et Détresse d'Emilie

-Emilie?

 

-Oh, encore toi...

 

   Eh oui, encore moi. J'ouvre la porte et m'avance vers ce jeune brin de femme de 13 ans qui ne lève pas une seconde les yeux vers moi à mon arrivée, trop absorbée dans le jeu vidéo auquel elle joue sur sa tablette. Dédaignant la petite chaise, Emilie est assise nonchalament sur la table, le dos contre le mur.

 

  Une bague noire rutile à sa main gauche.

 

   Je m'asseoie sans un mot à ses côtés, tentant de montrer de l'intérêt pour le champ de bataille virtuel qu'Emilie mène avec fierté sur son écran. Mais je prend rapidement conscience que je la déconcentre, et elle finit par éteindre l'appareil en soupirant, agaçée. Cette attitude enfantine m'amuse:

 

-Pourquoi t'arrêtes-tu? Cela ne te plaîs pas de prendre la vie de milliers d'humains fictifs dans ce jeu?

 

-Si. Moi aussi je suis un Assassin.

 

-Et dans ta vraie vie, tu pourrais tuer quelqu'un également?

 

-Bien sûr que non, je ne vais pas tuer pour de vrai.

 

  Son esprit est agréablement éveillé. Ma jeune cible possède la vivacité propre à son âge et à son innocence. Elle refuse encore de montrer qu'elle a peur de moi.

 

   Emilie se lève et va regarder le monde extérieur à travers sa fenêtre, peut-être pour se donner une contenance. Tout en l'obervant, je ne peux pas m'empêcher de trouver tous ses gestes particulièrement lents. Cela fait des jours qu'elle est enfermée ici. Elle ne sait plus comment se dépenser, comment rester en forme. C'est la première étape.

 

  Comment vit-elle la situation? Je décide de l'interroger:

 

-L'infirmière est déjà passée aujourd'hui?

 

  Elle secoue la tête, maussade: "Je crois qu'ils vont finir par m'oublier."

 

-Allons, tu n'est pas encore morte (A cette idée, je ne peux réprimer un fin sourire), ton sort repose toujours sur mes épaules. Et un peu les leurs.

 

-Super...

 

   Je devine alors sa culpabilité. Elle se sent atrocement coupable d'inquiéter autant ses proches et les médecins, elle craint de finir par leur causer le pire des chagrin dans peu de temps. Et à mesure que ce sentiment la ronge de l'intérieur, la brume noire s'échappant de la bague s'épaissie de plus belle. L'atmosphère autour de l'adolescente est lourde et pesante. Emilie suffoque toute la journée sans interruption.

 

   Socrate était considéré par la pythie comme l'homme le plus savant et sage d'Athène, bien que l'intéressé n'était que moyennement d'accord. Précurseur de la philosophie dans l'histoire des hommes, le vieil homme passait ses journées au milieu de l'agora à interpeller les passants en leur posant des questions existencielles aux allures tellement simples que les gens, déstabilisés, se rendaient compte qu'ils n'avaient jamais pris le temps d'y réfléchir et étaient donc incapables de formuler ne serait-ce qu'une ébauche de réponse. Poser des questions d'apparence sans queues ni têtes, remettre en cause des idées considérées comme évidentes, était le moyen qu'avait trouvé Socrate pour amener les gens vers la sagesse, ou, plus métaphoriquement, à "faire accoucher les âmes" (technique nommée maïeutique). Socrate se disait souvent être un taon dont le but était d'asticoter sans fin les bêtes humaines qu'étaient pour lui les citoyens d'Athène.

 

  Tiens, c'était un taon lui? Un taon, puis une pie... Marrant.

 

 

-La vraie vie me manque.

 

-Qu'appelles-tu la vraie vie?

 

-Mais la vie! La vraie vie quoi! s'écrie Emilie, se laissant dominer par sa détresse. Ça fait des jours que je suis coincée ici. Marcher me manque, manger des pizzas avec mon père me manque, le vent, la pluie, le soleil, les oiseaux, les bruits des voitures, même l'école me manque! C'est dire! Je donnerai tout pour entendre à nouveau au moins une fois la voix de ma prof de français! Et aussi pour avoir enfin droit à un vrai cours de sport et pouvoir courir, sauter, crier, entendre le sifflet de l'entraîneur!

 

   Les joues tirées de ma cible risissent délicatement, comme si elle venait véritablement de se dépenser. Puis ses lèvres commençent à trembler et des larmes viennent briller dans ses yeux. Des larmes de peur. Exquises. Emilie ne parvient plus à maintenir une assurance de facade devant moi, devant l'incertitude de son destin. Elle étouffe un sanglot dans ses mains, ses longs cheveux bouclés retombant devant elle.

 

   À présent, dans sa vie, je suis son tout dernier soutient restant. C'est pourquoi je passe mon bras blanc autour de ses petites épaules et l'attire contre moi. Malgré le dégoût et la peur qu'elle doit éprouver pour ma personne, elle ne peut s'empêcher d'avoir effroyablement besoin de moi. Sans doute un genre de syndrome de Stockholm, comme disent les humains.

 

   Tandis qu'Emilie assèche ses larmes en tremblant contre mon grand manteau, j'observe à la dérobée ses formes naissantes. Malgré sa petite taille et son jeune âge, on peut déjà lui voir un mignon début de poitrine et de jolies hanches. 13 ans. Qui peut maintenant dire les courbes qu'elle aurait arboré si son destin avait été autre.

 

   Socrate prétendait être guidé dans chaque instant de sa vie par une mystérieuse voix intérieure venant d'une sagesse supérieure. Le fameux "Daïmon" de Socrate. On raconte même que Socrate n'aurait pas tenté de sauver sa peau lors du procès qui entraîna son exécution car cette voix lui servant de guide morale le lui avait ordonné.

 

  Attends-tu donc de moi que je t'obéisse aveuglement moi aussi jusqu'à la mort, Assassin?

 

  Mon temps est précieux, je ne peux plus m'attarder. Je repousse délicatement la gamine, toujours baignée de brume noire, et me dirige vers la porte.

 

   Au moment de partir, je me retourne une derrière fois pour saluer Emilie. Elle gie sur son lit, le teint pâle, les bras troués de perfusions, un immense masque lui couvrant la moitié du visage. À côté d'elle, le moniteur cardiaque lance inlassablement de mornes "biip!" rapprochés.

 

  Une larme est encore accrochée à l'un des cils de ses paupières fermées. Et à sa main gauche en partie cachée par les perfusions, scintille toujours plus que jamais ma belle bague d'onyx.

 

  Je reviens m'occuper de toi aussi vite que je le peux, Emilie.

 



07/08/2018
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