Chapitre 11:Du coq à l'âne
Hôpital. Maternité. 1er étage, couloir C, troisième porte à gauche. Bébé.
Toute la fourmilière médicale s'agite dans cette salle depuis quelques six heures, sans compter la futur jeune mère ainsi que son ami. Et depuis le début de ces quelques six heures, je suis le travail dans ma tête à travers leurs angoisse, attendant patiemment derrière la porte à battant, tel un premier rôle avant son entrée en scène et attendu de tous. Toutes les portes du couloir ont été verrouillées par mes soins, afin d'éviter tout dérangement.
Le travail, bien que long, s'opère relativement normalement jusqu'à maintenant, la plus grande source d'angoisse provenant du jeune couple dont cet accouchement est le premier. Les sage-femmes et le médecin demeurent confiant; mais ça, c'est parce qu'ils ne peuvent pas voir la brume noire rôder autour des corps.
À leur place, je resterai en vigilance orange encore un peu.
J'introduis ma sarbacane à travers l'interstice entre la porte et le sol et souffle dedans. Cette fois-ci, ce n'est pas une fléchette empoisonnée qui en jaillit mais une petite bombe fumigène remplie de ma fameuse poudre noire qui ne tarde pas à remplir l'atmosphère et à réduire drastiquement la visibilité. Sans qu'aucun des protagonistes de la scène ne s'en aperçoive, bien évidemment.
C'est le moment pour moi d'entrer.
Je pousse lentement les battants et les referme précautionneusement après mon passage, tâchant de ne pas trahir mon arrivée. Mais la poussière noire ambiante me dissimule et, de toute façon, l'attention générale est focalisée sur la jeune femme enceinte au visage luisant de sueur. Je m'approche sur la pointe des pieds.
Soudain, des lumières rouges s'allument de part et d'autres des équipements médicaux qui entourent le petit groupe et une alarme stridente se fait entendre. D'un coup, le nombre de sage-femme en action semble avoir doublé comme par magie et l'une d'elle examine les donnés affichés à l'écran des instruments avant de chuchoter quelques chose à l'oreille du médecin, l'air soucieux. Ce dernier fronçe les sourcils et s'éponge le front.
Le futur jeune père s'affole façe à ce brusque changement d'attitude, mais ce n'est rien face à la panique abyssale qui se saisit de sa compagne. Elle n'a aucune idée de ce qui lui arrive. Et elle a peur...
Elle pue la peur.
Un peu en retrait, dans l'ombre des machines sifflantes et crachotantes, j'observe avec interêt tous ces humains s'agiter en tout sens pour tenter de faire sortir l'enfant. L'enfant...
Il est encore amorphe et impotent. Et pourtant il va bien lui falloir se battre à l'intérieur s'il veut espérer gagner la lumière du jour. Ses chances de survie sont déjà considérablement compromises mais il n'est pas impossible qu'il en réchappe. En toute honnêteté, je ne suis pas ici pour tuer mais pour prendre sa vie s'il devait la perdre en apparaissant. Je ne peux pas faire de ma cible un bébé qui n'est pas encore né. Pour l'heure, il se trouve encore dans le monde de l'Avant, encore en sécurité, encore inexistant.
La moindre des conditions pour mourir, c'est d'être vivant, non?
Le médecin a reporté son attention sur l'entrejambe de sa patiente. Cette dernière est bien trop effrayé cependant pour penser à continuer de pousser:
-Ne vous arrêtez surtout pas maintenant! Continuez de pousser, nom de Dieu!
-Que se passe-t-il? Docteur! Qu'est-ce qui ne va pas?
-Le bébé semble être bloqué dans la poche des eaux. S'il ne sort pas rapidement, ses chances de survie seront bientôt critiques. Faites ce que je vous dis et ne vous arrêtez surtout pas! Allez-y, poussez!
Autrement dit, le dénouement ne se fera guère attendre. Ma langue passe sur mes lèvres tandis que je savoure la tension palpable autour de moi.
Je ne cesse de me dire qu'une âme en paix née dans l'Avant est sur le point de passer dans un autre monde, quel qu'il puisse être; et que toute cette panique, tout cet angoisse, toute cette agitation n'est destinée qu'à faciliter au maximum ce passage. Mais peut-on vraiment adoucir une chute du coq à l'âne? Personnellement, j'ai toujours trouvé très logique qu'une arrivée dans le monde des vivants se fasse dans les cris et la peur.
Enfin. La vie n'en sera pas pour autant un réel enfer. Bien sûr, une vie de faible humain, une vie dans laquelle chacun sera traqué, destiné à me servir de gibier. Mais aussi, un aperçu ma foi généreux des forces de la Nature et, plus précieux encore, une connaissance de l'Amour de très loin supèrieure à la mienne. S'il prend la peine d'écarter le brouillard de son esprit, l'humain peut découvrir bien des secrets qui orchestrent la loi des Temps. Il peut bien me rencontrer par hasard, comme l'a fait Rémi, pour ne plus me quitter.
Rémi. Mes boyaux se serrent furieusement à la pensée du jeune blondin. Loin de s'éloigner, son amie Ellie passe avec lui de plus en plus de temps. L'air maussade de ma cible ne la décourage pas. Sa bague d'onyx commence à rouiller. Il semble que je sois en train de perdre la partie.
Bah! De toute manière, qu'importe qu'un humain ait vent des mystérieuses puissances qui l'entourent, il n'en reste pas moins faible et dépourvu de sagesse. Même si... il est vrai qu'à certaines heures, naissent de rares Elus qui obtiennent de la Nature la perception infinie qu'est la nôtre, créatures de l'Après, de l'Avant, et d'autres temps. Les humains Elus perçoivent les auras, les orbes blanches et la brume noire. Ils nous perçoivent. Ils nous entendent. Mais ce phénomène demeure cependant extrêmement rare. La Nature alliée au Temps n'ont, si je me rappelle bien, plus accordés ce privilège depuis environ 2500 ans. Le dernier Elu à ce jour se nommait Socrate il me semble. Un homme bien. Très intéressant.
L'esprit perdu dans ces réflexions, je manque de tressaillir au son du cri désespéré de la futur mère au supplice:
-Laissez-moi réessayer! Une dernière fois docteur! Il faut que je réessaye!
Et sans attendre la réponse, le visage crispé par la concentration, la voilà qui contracte à craquer le moindre muscle de son corps, bien décidé à y extirper l'avorton qui s'y terre.
Quelques instants plus tard, la malheureuse s'évanouit d'épuisement tandis que le médecin s'élance vers un petit paquet blanc gisant entre ses jambes au milieu d'une flaque d'excrément.
Un petit paquet silencieux.
Sans perdre un instant de plus, l'homme en blanc masse vigoureusement la poitrine molle du nourisson. Puis, après une attente d'une insoutenabilité croustillante, un cri d'une puissance inouïe se fait entendre.
C'est une fille! Et je devine dans les pensées dansantes du jeune couple épuisé qu'elle se prénomme Sasha.
Comme je m'y attendais, une vague de vapeur blanche déferle sur la pièce, manquant de m'emporter comme un fétu de paille. Je recule malgré moi mais parviens tout de même à entrapercevoir le visage poisseux de Sasha, l'enfant dont le destin était finalement de vivre. À sa vue, un picotement douceâtre me parcourt de la tête aux pieds.
Il m'apparaît soudain comme une évidence que le chemin de cette gamine sera vouée à recroiser le mien un jour. Mais pour l'instant, son heure n'est pas encore venue.
Grandis bien, petit bout d'humain. Sois vive et bien sage et attendant mon retour, petite Sasha.
***
Dieu que je hais cette situation!
La capuche enfoncée sur la tête, les mains dans les poches, le regard baissé et les épaules voutées, je dois être la définition-même du malaise.
Je n'ose croiser le regard des passants; je me sens encore étranger à eux, même si d'une certaine manière, je les envie, eux qui semblent toujours savoir apprécier leur existence. Tandis que pour moi, cette pensée représente encore un combat quotidien.
Mais malgré tout, un combat que je remporte lentement mais sûrement!
Ma volonté de m'arracher à l'emprise de cette horrible chose noire me pousse à continuer mes efforts, à prendre sur moi pour marcher dans la rue aujourd'hui, à occuper le plus possible mon temps libre de divers activités, à moins me comporter comme une huître à la moindre question.
C'est vrai que quoi que je fasse, je finirai par mourir. C'est vrai que la vie peut paraître parfois incohérente. Peut-être même l'est-elle réellement... Je sais parfaitement qu'il n'est rien que je puisse faire pour empêcher la chose et son brouillard noir de me piéger un jour. Que ce jour-là, fatalement, elle gagnera.
Mais j'ai compris également que, quitte à mourir dans tous les scénarios possibles, je suis encore maître de ma vie, contrairement à ce qu'on essaie de me faire croire depuis 18 mois. Je peux décider d'attendre ma fin dans l'anxiété, ou dans la sérénité. Je peux faire en sorte que le temps qu'il me reste à vivre soit inoubliable. Pour qu'il ne reste de mon passage sur Terre, que de beaux souvenirs.
-Rémi!
Tiens, voici Ellie. On est en avance tous les deux.
-Tu es pâlichon, toi! Tu vas bien?
-T'inquiète pas, je gère de mieux en mieux.
-Tant mieux alors! Elle se frotte vigoureusement les mains avant d'ajouter: "On va se poser au café? Je crois que je vais mourir de froid si je ne trouves pas rapidement une quelconque source de chaleur!"
Je regarde un moment ma meilleure amie qui se tient devant moi, frigorifiée, qui m'avait tant manqué et qui n'imagine pas combien sa présence me fait du bien. Je n'arrive pas à enlever mon sourire quand je lui lance:
-Ellie, fais-moi un câlin!
Celle-ci cligne des yeux, visiblement surprise par ma demande.
-Quoi? Tu veux...
-J'ai envie d'un câlin, Ellie. Allez, pour me faire plaisir!
Un sourire timide et affectueux commence à naitre sur son visage. C'est vrai qu'il n'est pas dans mes habitudes de rechercher le contact physique. Ses lèvres murmurent mon nom, tremblantes. Lui aurais-je manqué aussi?
Et c'est quand ses bras m'enlacent avec tendresse que je comprend avoir fait définitivement le bon choix.
Tu ne pourras plus jamais me posséder comme tu as voulu le faire!
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