Chapitre 7:Allahu Akbar
Salim court à perdre haleine dans les rues d'Alep, ses baskets poussiéreuses effleurant à peine le sol tant la panique et l'angoisse l'attirent avec violence vers son but. La bombe avait atterrit aux environs de son lotissement.
Omar... Sara... Grand-mère... Les murs de leur maison sont si fragiles...
Jamais il n'aurait dû s'absenter aussi longtemps! Pas avec un rythme de bombardement aussi effréné depuis deux jours!
À mesure qu'il se rapproche de sa rue, une épaisse fumée jaune chargée de poussière s'impose dans l'air, conséquence de la destruction des immeubles après l'explosion. Le voile glacial de la mort est partout dans cette ville.
Je suis la course de Salim à travers les ruines d'immeuble s'étalant alentours, mes longs cheveux voletant derrière moi, mon manteau claquant au vent. Il pense foncer retrouver sa famille; mais en réalité, ses pas sont en train de le mener tout droit vers trois cadavres. Ceux de ses deux enfants et de sa chère maman. Mais comment pourrait-il le prévoir ?
La course de ma cible s'arrête brusquement, le temps d'une fraction de seconde. L'instant d'après, il s'élance en beuglant vers le tas de gravat qui occupe désormais l'endroit où, moins de cinq minutes plus tôt, se tenait sa maison. Une demi-douzaine de volontaire est déjà à l'oeuvre, s'affairant pour tenter d'extraire les corps de ce carnage. Salim veut aider lui aussi mais gêne plus qu'autre chose. Le chef des volontaires le prie de rester à l'écart.
Mais le futur endeuillé de l'entend pas de cette oreille. Fou de panique, il se débat, il hurle:
"Ma mère et mes enfants sont là-dessous! Omar Sara!"
L'ombre cachée derrière un imposant bloc de bitume, je ne peux m'empêcher de me délécter de ce cri de désespoir. On pourrait presque croire qu'il sait déjà... Qu'un mystérieux instinct né dans son inconscient lui chuchote que, malgré toute sa volonté, il ne reverra pas les membres de sa famille. Ou bien alors, morceau par morceau.
Au bout d'une poignée de minute, l'un des volontaires crie avoir trouvé quelque chose. Le reste des hommes se précipite vers lui, Salim en tête. L'humain au visage fermé et aux membres tremblant leurs tend alors sa découverte.
Un bras. Seul. Arraché et couvert de contusions. Une alliance ornant l'un des doigts.
Un froid pesant tombe sur le petit groupe au souffle coupé, ne sachant que dire de cette macabre trouvaille. Car il n'y a rien à dire. Les larmes coulent lentement des yeux écarquillés d'horreur du pauvre et misérable Salim.
Maman n'est plus là ? Maman est partie.
Les volontaires se secouent les uns après les autres et retournent s'acharner dans les ruines des immeubles. Après tout, aucun corps n'a encore été retrouvé. Rien n'est certain.
Tentant à grande peine de retenir un éclat de rire, j'invite silencieusement mon corps à la jouissance depuis ma cachette. Cependant, mon exaltation est tempérée par un agacement des plus désagréables: Même si le résultat demeure le même, un être humain n'est pas censé voir sa vie arrachée par un de ses semblables. Mon bras seul, possède ce droit sacré. Et je tolère toujours assez mal de voir ce privilège raflé en permanence par ces minables insectes qui ne savent définitivement pas vivre pour eux-même.
Cela dit, si je ne peux pas porter moi-même le coup fatal, je peux tout de même y ajouter mon grain de sel. Après tout, ne suis-je pas marionnettiste dans cet immense théâtre des vivants ? Toutes ces insipides créatures ne sont-elles pas entièrement soumises à moi, entièrement dépendantes de leurs fils ?
Les volontaires finissent par exhumer le minuscule corps tuméfié d'une fillette de cinq ans. Sa robe est parsemée d'un voile gris composé de milliers de grains de poussière et de graviers. Son pâle visage est dur, défiguré par une immense plaie à vif couverte de suie. Elle est belle.
Salim recueille avec une infinie douceur le jeune cadavre dans ses bras. Il pleure doucement tout en lui fermant les yeux, écrasé par le choc de l'horrible vérité. Le chef des volontaires s'approche, lugubre, et murmure d'une voix éteinte, le regard posé sur l'enfant:
-Allahu Akbar.
Et ces deux mots se répètent de tous côtés, avec tendresse, telle une invariable litanie. Parmis le reste des volontaires, parmis les personnes rassemblées autour du tas de pierre et dont les yeux rencontrent les paupières closes de Sara.
-Allahu Akbar. Allahu Akbar.
Oui, Dieu est certainement grand. Mais Dieu n'est d'aucune utilité aux corps sans vies qui jonchent cette terre. Rien ni personne n'aurait pu m'arracher cette petite innocente de sa brutale sortie. Car Dieu-même ne peut s'opposer à mon travail. Au plus ancien rouage de l'Univers.
Non, la foi n'est bonne que pour les vivants. Croire aide à survivre, à surmonter l'insurmontable, à se sentir unis, tous, devant les tragédies qui se jouent sous les yeux des pauvres fidèles. Mais devant moi, c'est inutile. L'ironie du sort est que les conducteurs des hélicos qui sillonnent le ciel depuis deux jours se servent d'Allah pour tuer tandis que tous les Salim d'Alep s'en servent pour mourir. Il n'y a guère besoin de beaucoup de réflexion pour comprendre que cette idée de la foi ne tient pas debout. On pense vénérer l'incarnation de la vie et on se retrouve à me voler ma place. Quel paradoxe...
Je n'ai jamais rencontré Allah. Je ne sais même pas s'il existe. Mon existence à moi ne fait aucun doute, et ma loi est la même pour chaque être vivant. Tandis que ce dénommé Dieu... Son visage est flou, changeant... Selon le lieu où l'on se trouve, il n'a ni les mêmes préceptes, ni la même place dans la conscience des mortels, ni la même notion de la justice. Ce dont je pense avoir la certitude, c'est en tout cas, que nous ne sommes et ne serons jamais voués à nous croiser. Lui et moi ne sommes pas du même sang.
Une ombre traverse l'amat de ruine. Une technique aussi fourbe que stratégique consiste, pour les hélicos, à revenir bombarder une même zone quelques minutes après le premier larguage, afin de toucher les individus venus porter secours aux premières cibles.
Un homme se met à hurler avec effroi en désignant le ciel. Les autres regardent en l'air.
Trois bombes se dirigent droit sur eux. Elles sont déjà trop près pour songer à s'enfuir. De toute façon, tous sont trop pétrifiés sur place pour songer encore à quelques chose.
Qu'exprime le regard d'un humain lorsqu'il réalise qu'il ne lui reste plus qu'un instant à vivre ? Rien. Rien que du vide. Un gouffre des plus profond d'où a déjà disparu toute émotion. Tout se déconnecte instinctivement et instantanément. Une fois que je suis passé à l'action.
Dans la seconde qui précède le choc, je jaillis de ma cachette à la vitesse de la lumière dans l'indifférence générale -tous sont trop occupés à regarder en l'air-, sors de ma poche une poignée de poudre d'un noir de corbeau et la jette au ciel. Aussitôt, la poudre s'étend dans l'atmosphère et s'accroche aux corps à proximité comme une nuée de tiques, aveuglant les regards, voilant les expressions déjà livides et pétrifiées. Prêts à mourir. Je remarque que Salim est en train d'uriner dans son pantalon.
L'ultime seconde se termine et le monde vole en éclat dans un déluge de cailloux, de sang et de bruit. Quel délice...
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