Monde des Rêves 2.0 de Salomon Koubatsou

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Chapitre 12: Le pigeon

 

  Qu'est-ce que je vais faire alors?

 

  Les autres continuent de blablater stupidement, sans se rendre compte de mon trouble.

 

 

-Montre-lui la photo d'hier! T'as tellement une gueule de pingouin dessus!-Sérieux, nan! Il va me la ressortir à mon anniv' sinon!- Et vous êtes au courant pour le contrôle de demain en anglais?- Mais la prof nous l'a même pas dit la dernière fois!- Faut que je parte dans une heure, on a le temps de passer à Subway avant?- C'est nul, j'ai zappé ma carte étudiant pour la réduc'!- Pas grave, ça coûte que 3 euros les deux cookies.

 

 

  Personne ne se rend jamais compte de mes troubles.

 

   Et tous ces gros pigeons qui viennent bouffer les restes de chips tombés à nos pieds sans rien comprendre. Comment l'Univers peut-il héberger des êtres aussi vides... Pourtant, parfois j'aimerai faire partie du règne animal. Me libérer de tous ces maux humains, de tous ces enjeux, de cette folie qui semble être une immense mer en furie qui me ballote en tout sens sans cesse, moi, la pauvre bouteille jetée à l'eau. Plus que tout au monde, j'aimerai parvenir à oublier. À zapper ce destin qui m'oblige à devenir prédateur pour m'empêcher d'être une proie. Pouvoir n'être qu'un animal qui ne fait qu'exister...

   Pie

 

  Assassin.

 

   Je me suis rarement sentie aussi loin, aussi détachée de mes amis. Mon corps est plein de brume, mon sang est noir, ma peau est blanche et pâle et fine et tirée et blanche. Et pourtant, personne ne se rend compte que je suis maintenant l'Assassin. Personne n'a jamais constaté que la majorité de ma chair était déjà dans le Monde des Rêves. Personne ne se rend compte que je ne suis pas en vie. Je pourrai dire que je ne le suis plus, mais j'ai perdu depuis déjà un certain temps la certitude de l'avoir jamais été un jour.

 

   Mes amis continuent leurs rires et moi je m'interroge. Pourquoi moi? Pourquoi, parmis toutes les âmes du Monde des Vivants, suis-je celle dont le destin est de ressentir une telle haine inexplicable? Qu'est-ce qui me pousse comme ça à rechercher le mal?

 

   Trop d'images. Trop d'images de l'Assassin depuis ma naissance. Trop de dégoût et de mauvais plaisir cumulés. Je trempais mes mains dans le pantalon des petits quand j'étais à l'école et ça n'était pas bien. Je n'aurais pas dû voler les montres de la concierge. Quand j'ai eu 14 ans, j'ai embrassé sur les lèvres un de mes professeurs. Il est mort, maintenant. Et je grimpais pieds nus aux arbres, je caressais l'écorce, la mousse, je me collais au tronc.

 

   Il y a deux mois, je le sais, l'Assassin a vu quelqu'un se faire torturer. J'ai cauchemardé très longtemps du visage brisé de cet homme. Ses lèvres avaient été brulées. Il souffrait. Il pleurait et il est mort. C'est encore l'Assassin. Encore une fois.

 

  Comment est-ce possible que jamais personne ne se soit inquiété?

 

  Je regarde le pigeon qui gigote à mes pieds. Je l'imagine comme un humain à mon échelle, l'échelle de l'Assassin miniature. Il vit sans vraiment s'éveiller, sans jamais vraiment naître, et il mourra dans l'indifférence totale.

 

  Il est si faible.

 

   Quand j'avais 9 ans, la mère de ma mère est morte. Une maladie cardiaque. Je crois. Je ne sais plus très bien. C'était ma première mort, la première disparition de ma vie. Et je savais que j'aurais dû éprouver de la détresse, de la peur et du chagrin... Mais rien. J'ai réalisé très très vite que la mort de ma grand-mère me laissait de marbre. Elle m'avait donné son amour, sûrement plus même que sa propre fille. L'avais-je aimé aussi? J'en avais pourtant la certitude.

 

   Et au bout du compte, je ne lève pas un sourcil à sa mort, je ne verse pas une larme. Une coquille vide. J'étais incapable d'aimer et c'est cette réalité, ce constat pendant l'enterrement qui m'a fait pleurer pour la première fois. Des larmes de dégoût de moi-même. Et tout le monde m'a tenu les mains comme le pauvre petit enfant triste qui perdait sa grand-mère adorée.

 

  Alors que j'étais qu'un Assassin vide de tout amour. Même pas un humain, à peine une bête. Dans mon esprit, c'était presque moi qui l'avait fait mourir.

 

  Comme ses plumes sont rugueuses. Moi qui les pensais douces et fragiles. Son petit poitrail sale est tout chaud. On sent encore, juste en dessous, son petit coeur de pigeon qui bat.

 

  C'est tellement injuste! Pourquoi ai-je à la fois le besoin irrépréssible de goûter à l'Amour tout en gardant l'âme aussi sèche et vide!

 

  Je sens mon corps déborder de répugnance pour cette misérable existence à ma totale merci.

 

  Assassin. Assassin. Assassin.

 

-PIE! Arrête! Qu'est-ce que tu fais?!

 

  Le pigeon est entre mes mains, tout tordu. Il a du sang. Sur le bec.

 

  J'ai tué le pigeon! J'ai tué le pigeon? J'ai tué le pigeon.

 

  J'ai Tué le Pigeon...

 

  Ces mots tournent si vite dans mon crâne qu'ils en perdent leurs sens. Jétuélepijon.

 

  Les autres, les gens, me regardent avec effroi, avec peur, comme ils regarderaient un assassin. Et moi, je reste là, sans réaction, sans expression, le pigeon toujours entre mes doigts. Le sang tache mes paumes pâles.

 

  Qu'est-ce qu'il vient de se passer? Je l'ai à peine effleuré. Et ça a suffit...

 

  Les regards de peur se transforment doucement en regards d'hostilité. Je me sens en danger. Mais quoi! Le pigeon est mort! Et alors! Vous mourrez, ils mourront tous!

 

  Je panique à une vitesse si vertigineuse que je me sens chanceler. J'ai pris une vie.

 

 

   PIIIIIIIIIEE

 

 

 

 

 

L'Assassin.

 

  Je dois partir.

 

 

 

 

 

   ...

 

 

 

 

  Je dois disparaître!

 



10/08/2018
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