Chapitre 5: Ballet de sang et de métal
Possédée. Quel jeu haletant, vraiment: que va-t-il advenir du morceau de brume noire qui occupe l'âme de Pie, l'empêchant de vivre mais lui ouvrant mes portes? Jusqu'où va donc mener cette incroyable expérience? Qu'en résultera-t-il? Un Elu, ça n'est jamais rien au yeux du Monde des Vivants.
L'ampleur de son pouvoir est impressionnante, même pour un Elu, sans doute à cause du jeune âge auquel ses facultés se sont révélées. Du temps de Socrate, la brume n'est apparue progressivement qu'à l'âge adulte où il était possible de l'exploiter. Mais là, est-ce vraiment Pie qui contrôle la brume ou serait-ce l'inverse? Quoi qu'il en soit, le potentiel de ce phénomène serait capable de changer la face de l'Univers tout entier
Que va-t-il advenir de Pie?
Et moi?
Je recentre avec vigueur mon esprit sur ma prochaine tâche. Pie ou pas, je ne dois en aucune façon me distraire de mon travail.
La lune s'est enfuie du ciel jusqu'à la nuit prochaine. Le pénombre total me substitue allégrement au regard des passants. Précaution cependant peu nécessaire car les passants en question sont tous lovés avec léthargie dans de bêtes voitures lançées à 90km/h et daignent à peine, de temps à autre, jeter un morne regard vers l'obscure monde extérieur. En position accroupie, drapée de mon manteau et enfouie dans l'ombre d'un pont enjambant la route, il est clair que ma silhouette aurait du mal à passer plus inaperçue.
Je profite d'une accalmie dans le trafic puant pour sortir de ma cachette et marcher droit vers le centre de la route. Entièrement de noir, il n'y a personne qui pourrait m'apercevoir, même en m'exposant ainsi.
La prochaine voiture apparaît au loin. Elle arrive à toute allure, grossit de plus en plus vite dans mon champs de vision, le vacarme du moteur tournant à plein régime s'intensifie, la silhouette encore floue de ses passagers se fait de plus en plus nette à mesure qu'elle se rapproche... Mais je discerne déjà clairement le conducteur aux cheveux d'un blond cendré qui se précipite dans ma gueule sans en avoir la moindre conscience. Logique. Après tout, il ne peut plus me ressentir. Il regarde sans voir mon bras se tendre à l'horizontale, la paume de ma main tournée vers lui, braquée contre son existence qui pensait m'avoir échappé.
Cher Rémi...
La voiture vient s'écraser contre mon bras tendu avec la même résistance qu'un biscuit percutant le sol. Ridicule.
Le fracas qui en résulte est cependant conséquent. Les deux roues avant jaillissent du véhicule comme des oiseaux sortant d'une cage, pour atterrir quelques mètres plus loin, toutes les vitres se fracassent, mutilant profondément les pauvres lambeaux de vies humaines coincées dans leurs sièges. La carcasse effectue plusieurs tonneaux avant de s'immobiliser sur le dos. J'ai tué la voiture.
Mais je n'ai le temps d'admirer cette vision qu'un bref instant car mon travail ne fait que commencer.
D'autres légions de voitures arrivent au loin. Sans perdre une seconde de plus, je m'élance à leur rencontre à une vitesse fulgurante, mon beau manteau voletant derrière moi comme une gigantesque aile de chauve-souris, mes cheveux dansant dans le vent, mes pieds touchant à peine le sol. Je cours vers la touche finale. Si le destin de l'Elue est en marche, alors je dois me préparer à libérer la totalité de mon pouvoir. À exploiter l'entièreté de mon potentiel. À assassiner comme jamais auparavant.
Elle va bien voir ce qui l'attends. L'enfant qui ne méritera jamais le nom de femme ou d'homme...
Je vole, je file comme une flèche, comme un prédateur vers sa proie, vers sa cible, mes prochaines cibles qui ne voient devant elles que la monotonie d'un lent trajet en voiture. Le sourire aux lèvres, je percute leur masse avec fracas.
Et soudain, la route elle-même semble projetée dans les airs.
Des fragments de véhicules volent de partout. Des toits, des roues, des portières entières arrachées à leurs carcasses. Je cours de-ci de-là de part et d'autre des corps métalliques et organiques, poussant d'un simple mouvement d'épaules d'immenses camion-citernes comme s'il s'agissait de bouteilles en plastique, écrasant d'un coup de pied les fragiles pneus qui tentent encore de faire s'enfuir leurs propriétaires loin de ce massacre. Car oui, les corps! Tous les êtres meurent avec frénésie dans ce ballet de sang et de métal, je vois la brume noire émaner des cadavres de ferrailles, de l'asphalte brûlante, de partout! Et d'autres voitures arrivent à leurs tour et se déversent en continu face à mon oeuvre. Et les nouvelles viennent s'empaler sur les carcasses encore chaudes des anciennes dans un vacarme macabre.
L'extase est haute, très haute. Je galope, je bondis, je vole entre les âmes et les machines, le corps aussi léger dans l'air qu'un insecte, au milieu de ces géants de plusieurs tonnes qui s'écrasent incessamment et lourdement sur l'asphalte rugueuse, sans pouvoir se relever. Je cris, je beugle de joie, démoniaque.
Mon corps entier transpire de grosses gouttes de sueurs d'une couleur encre. La brume noire émane de moi par volutes, par panaches entières. Ivre de mort, je pense à Pie. Peu importe l'endroit où elle se trouve. Elle saura. Elle saura cette félicité, cette gloire, elle sentira toute l'étendue de mon contrôle sur cette humanité. Elle comprendra que le pouvoir qui sommeille en elle et qui vient du Monde des Rêves peut atteindre des dimensions absolument phénoménale. Monstrueuses. Fantastiques.
Mon regard fixe distraitement mes mains si pâles et pleines de poussières; puis soudain, je me rappelle la présence d'une autre personne dont le teint fût jadis aussi blanc, aussi cadavérique, et qui à présent repose ici, déchiquetée sur cette route ensanglantée.
Je me met à parcourir les décombres d'un pas sûr: je sais où il se trouve. Je le sens.
Le voici, à la place conducteur de la toute première voiture, le visage déchiqueté par les éclats de verres, la main gauche encore crispée sur le volant, une plaie béante au niveau de la poitrine. Sa cage thoracique s'est vraisemblablement fracassée. Malgré sa ceinture de sécurité. Ses cheveux blonds sont poisseux de sang. Et dire qu'il croyait m'avoir échappé.
Je tire son corps hors de la voiture. Un jeune homme et un petit garçon se tenait à l'arrière, mais ils ne m'intéressent pas. Pas autant. Pas autant que lui, dont le corps m'avait échappée durant tant d'années, plus frustrantes les unes que les autres. Bien sûr, j'ai connu d'innombrables années au cours de mes travaux. Le Temps possède une signification toute particulière pour moi; il n'empêche que cette perte avait été bien dure à tolérer.
Je lorgne ce cadavre avec avidité. Je le touche. D'abord du bout des doigts. Puis plus franchement. Mon nez s'enfouit dans sa joue blessée. C'est si bon de retrouver cette odeur...
Ma main gauche descend le long de son torse, avant de pénétrer dans son pantalon.
Enfin!
Je tombe à genoux tandis que la plus incroyable décharge de plaisir que je n'ai jamais ressenti de toute mon existence me traverse sauvagement. Je hurle. Comme l'animal, comme la bête que je suis.
Regarde bien, petit oiseau...
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