Monde des Rêves 2.0 de Salomon Koubatsou

Monde des Rêves 2.0 de Salomon Koubatsou

Chapitre 3:L'heure du crépuscule

 

Aujourd'hui est un jour important. Aujourd'hui, c'est plus de cent ans qui vont être fêtés. Aujourd'hui est venu le départ de Zoé.

 

Après plus d'un siècle d'existence bien rempli, la voici couchée, seule dans son grand lit que son défunt mari n'occupe plus depuis cinq ans. Cette nouvelle journée écoulée aura été sa dernière et probablement l'une de ses meilleures. Elle a reçu la visite de ses petits-enfants qui, accompagnés de leurs parents, lui avaient présenté le petit dernier de la famille. Le vieux coeur fatigué de Zoé s'était lentement réchauffé de bonheur et d'amour devant cet arrière petit-fils qui l'avait dévisagé avec curiosité de ses grands yeux bleus si semblables aux siens. Devant ce tendre nourisson si petit et le reste de sa famille réunit autour d'elle le sourire aux lèvres, la vieille femme s'était, pour la première fois depuis longtemps, sentie en paix. La vie arrivait à son terme et elle contemplait là ce qu'elle y avait réussi de mieux. Elle pouvait maintenant partir le coeur fort et léger.

 

-Je sais que vous êtes là. Allons, laissez-moi vous regarder, ne me refusez pas cette faveur.

 

Je fronce les sourcils. Elle sent ma présence depuis tout-à-l'heure; j'aurais dû m'en douter. Aux portes de la fin, l'aveuglement auquel sont accoutumés les humains se déteriorent. Elle peut me sentir.

 

La discrétion n'étant à présent plus de mise, je m'extirpe du lit sous lequel j'ai passé la journée, sans rien avoir perdu de la réunion de famille qui semble tant avoir contenté Zoé. Je me redresse et baisse la tête vers ma frêle et vulnérable cible, la dominant de toute ma hauteur qui dépasse de beaucoup celle d'un humain lambda. Combien d'êtres semblables fûrent terrifiés par mon apparition et ne quittèrent ce bas monde que dans la panique la plus totale, déjà brisés par la vision de ma personne ? Mais elle, reste sereinement immobile tout en m'observant avec curiosité.

 

-Découvrez-vous. Ne laissez aucun artifice à votre apparence; pas aujourd'hui.

 

Décidément, Zoé sait ce qu'elle souhaite. Je n'ai pas pour habitude d'exhiber mon corps à une cible banale mais puisqu'elle le demande si poliment... Je laisse donc tomber mon long manteau noir sur la moquette et m'avance vers elle, dévoilant mon corps nu et laiteux.

 

Elle soupire:

 

-Le moment est donc venu.

 

Elle ferme les yeux un instant et je sens défiler derrière ses paupières closes les souvenirs de toute une vie qu'elle s'apprête à quitter. "Comme ils vont tous me manquer..."

 

-Plus pour longtemps, n'aie crainte, rétorqué-je, m'efforçant de faire naitre en elle le sentiment de terreur habituelle que j'aime tant discerner dans le regard de mes cibles.

 

-N'essayez pas de m'effrayer, s'exclame ma cible d'un ton sec, tant d'années m'ont été accordées; vous êtes le seul impératif qu'il me restait encore à attendre. Mais si vous pensez ne serai-ce qu'une seconde que l'idée de votre venue me terrifie, sachez que vous ne pourrez commettre plus grande erreur."

 

À cet instant, la vieille dame qui se tenait couchée devant moi disparut, et surgit alors du néant une jeune femme au cheveux bruns et aux yeux brillants remplis de projets et d'espoirs. "Vous qui prenez la vie, n'avez-vous jamais vécu? Connaissez-vous la joie de rire à s'en faire mal aux côtes? Le bonheur de courir, de grandir, d'apprendre, d'aimer et d'être aimé, de donner naissance à une fille qui à son tour donnera naissance à un fils, et de voir un jour son petit-fils nous amener son premier enfant... Vieillir dans sa maison, connaître l'amour, la peur, le rire et la tristesse... Ces sensations sont autant de lumières qui éclairent notre vie à chaques battement de notre coeur. Et puis un soir vient où, seule dans son grand lit que l'on a jadis partagé, on comprends que l'on a bien vécu et qu'il est temps pour nous de refermer le dernier chapitre. Le mot FIN s'écrit de lui-même lorsque l'on vous sens sous notre lit comme un monstre lugubre s'apprêtant à terroriser un enfant. Mais le temps passe et les enfants deviennent plus grands et plus forts que les monstres cachés sous leur lit. Je suis cependant forcée de constater qu'il finit bien par nous rattraper à la fin de l'histoire puisque vous êtes devant moi... Mais flasque et ridée comme je suis maintenant, peut-être suis-je devenue aussi affreuse que lui, dit-elle, une lueur amusée dansant dans le regard, ce doit être pour ça qu'il ne me fait pas peur. Peut-être est-ce même le contraire!

 

Elle s'interrompt un instant le temps d'un incroyable éclat de rire. Ses paroles sont ambigues, complexes à suivre. Apparement, la vieille humaine est décidée à tout me raconter de l'existence avant de la quitter. Impossible pour moi d'en placer une.

 

-L'Amour! J'aime tout dans l'Amour. J'aime aimer, contrairement à vous qui devait sûrement ignorer jusqu'au sens de ce mot! Je continue d'aimer mon mari que vous avez emporté il y a cinq ans, j'aime ma famille, j'aime mes amis, j'aime mes voisins qui me font tant rêver en me racontant leurs voyages, j'aime cette pluie qui nourrit mes salades et qui tambourine à mes carreaux, j'aime cette sensation de bien-être quand mon vieil estomac arrive à satiété, j'aime me promener dans ces grands magasins avec ma petite-fille, j'aime me réconcilier avec mes proches après de dures disputes, j'aime tenter de résoudre une énigme ou un mot-croisé, j'aime ranger mes photos dans tous mes vieux albums, j'aime cette vie qui offre tant de choses.

 

Zoé conclut sa tirade par un long soupir de contentement. J'incline la tête en signe de respect pour ces paroles de sagesse, puis sors de la poche de mon manteau toujours par terre, un minuscule flacon de liquide blanc. Si le discours de mon heureuse élue est admirable, sa fin restera aussi simple, froide et brutale que toutes les autres.

 

Je soulève la couverture de son lit et me glisse à l'intérieur, tout contre son corps. Je tend ma main contenant le flacon. La vieille dame penche docilement la tête tout en entrouvrant ses lèvres tirées par le temps, et boit comme un nourisson le liquide que je verse dans sa bouche, tout en fermant paresseusement les yeux.

 

Je suis si proche d'elle que son souffle me caresse le visage. Je l'entends qui se fait de plus en plus ténu, de plus en plus lent à mesure que mon poison s'insinue en elle et y chasse toute vie. Il ne suffit que de quelques instants à ma cible pour rendre son dernier soupir contre moi.

 

Je me redresse lentement, ivre de mort, la respiration haletante, et contemple le cadavre. Cela faisait longtemps, bien longtemps qu'un humain ne m'avait pas parlé. Assez curieusement, cette longue tirade -ou bien était-ce un monologue?- s'est révélée plaisante à suivre. Il est intéressant de constater à quel point la perception des gens à mon égard peut varier d'un humain à l'autre. Mais quoi qu'ils peuvent bien penser de moi, les humains constituent ma nourriture. Et je peux choisir ma façon de la déguster. J'ai l'habitude de me servir assez vite, mais la sensation incomparable que procure un plat préparé, assaisonné et reposé pendant de longs mois, voir même de longues années, commence à me manquer. Je commence à penser que le temps est peut-être à nouveau venu pour moi de jouer avec la nourriture...

 

***

 

Quel jour sommes-nous? Jeudi? Vendredi?

 

Ça ne s'arrêtera donc jamais... Toujours les mêmes jours en boucle.

 

Mon portable s'allume. Un message d'Alex. C'est vrai, ils avaient prévu de sortir aujourd'hui. Non, désolé Alex mais je reste chez moi.

 

Mais au fait, pourquoi n'ai-je plus aucune envie de voir mes meilleurs amis? Qu'est ce qui me dissuade autant de sortir?

 

Peu importe, tant pis. Voir tous leurs visages niais me ferait vomir.

 

Cette satisfaction d'imbécile me répugne; il n'y a strictement aucune raison d'éprouver de la joie! Suis-je donc le seul à voir à quel point l'existence n'est qu'une lente agonie?

 

Mon corps me brûle, me vole mes sensations. Comme des millions de petites aiguilles paralysantes. C'est à la fois douloureux et étrangement apaisant. Et bien que mon instinct me hurle de m'enfuir, de m'échapper de cette torture, mon corps refuse d'obéir, et ma cervelle tout autant. Je reste accroché à cette lente et curieuse sensation d'engourdissement, tel un condamné sur le bûcher déjà intoxiqué par la fumée. Pourquoi devrais-je stopper cette sensation? J'aime bien, moi...

 

Quelques part en moi, je me dis qu'il faudrait peut-être tout de même bouger, se défendre...

 

Non?

 

Non. Pas la volonté aujourd'hui. Et puis, se défendre de quoi? De qui? De moi-même?

 

Bah!

 

Je n'ai plus envie de me battre. Tout ce que je souhaite encore au monde, c'est dormir.

 

Dormir...

 

Mais merde! Putain d'appel de merde! Merde! Laisse-moi en paix, Alex! Laisse-moi partir!

 



13/07/2017
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