Chapitre 6: Entre deux mondes
Les jours passent. Le temps passe. Mais ce n'est pas cela qui me lassera du fascinant petit Rémi. Ce dernier est penché sur la barrière d'un pont enjambant un bras de périphérique, la tête amorphe posée dans ses paumes, le regard accroché à la circulation effrénée, l'esprit déconnecté. Depuis une heure. Impossible pour lui de se résoudre à sauter. Lui qui en était déterminé ce matin, voit sa conviction s'effilocher de minute en minute.
Trop faible.
Je me tiens à sa gauche dans la même position que lui; à la différence près que mes yeux pénétrants n'ont d'intérêt que pour ses pâles pommettes.
Trop lâche.
Il semble ne me prêter aucune attention. Néanmoins, et comme je m'y attendais, il finit par s'ouvrir:
"Pourquoi moi? Pourquoi passes-tu ton temps à me harceler de la sorte alors qu'il te suffirai d'une seconde pour en finir avec ma vie? Pourquoi joues-tu avec moi comme avec un morceau de viande? Pourquoi moi et pas un autre? Qu'est-ce que j'ai qui t'attire ainsi?
J'esquisse un demi-sourire en sentant la détresse patauger dans sa voix.
-Parce qu'il faut bien que quelqu'un t'entraîne vers une voie.
Un frisson parcourt ma cible. Je me rapproche de lui de façon à faire se toucher nos bras et ce contact le terrifie d'avantage.
-Comment ça? panique-t-il, de quel voie parles-tu? Et pourquoi devrais-tu t'occuper de quoi que ce soit à ma place?"
Il commence à m'agaçer un tantinet. "N'as-tu jamais tenté de formuler autre chose que des questions? Lui jeté-je froidement, je te parles des voies de la vie et de la mort bien sûr. Deux mondes majeurs de l'Univers, à la fois si proches et si hermétiquement séparés. Toute créature humaine se doit d'appartenir soit à l'une, soit à l'autre de ces dimensions. Je suis la seule créature qui a le droit d'arpenter la croisée des chemins. Or, à l'heure où nous parlons, ton âme balance entre ses deux choix, et je suis à tes côtés pour l'aider à prendre une décision. Vivre encore un peu ou mourir immédiatement. Tu ne peux pas avoir un pied dans chaque monde. Mais je préfère te rappeler que, quel que soit ton choix, tôt ou tard je finirai par te prendre au piège. Aussi, je te conseille de réfléchir à la voie la plus cohérente à suivre.
À présent, le visage blafard de Rémi dégouline de sueurs froides. Son regard éteint s'est de nouveau perdu dans le torrent de circulation qui s'étale à nos pieds dans un vacarme assourdissant. J'effleure son visage de mes doigts. Il n'a pas tort.
C'est presque un jouet pour moi.
Un morceau de viande juteux et savoureux à souhait.
-Quel effet cela pourrait te faire, à ton avis, de sauter au milieu de toute cette pollution? Je sais que tu te le demande sans arrêt.
-La vie est si peu attirante..."
Les larmes coulent à présent le long des joues cireuses de Rémi qui commence à perdre totalement la moindre de ses certitudes: "Rien n'est fait pour moi dans ce monde merdique! J'ai l'impression de ne pas y avoir ma place. Je n'arrive même pas à imaginer un bonheur qui puisse m'être accessible. Peux-tu imaginer un instant la sensation d'être étranger à son monde? Au monde de ses proches?
-Bien sûr que je le peux, lui sussuré-je à l'oreille tout en caressant ses mèches blondes.
Rémi marque une pause le temps d'un faible sanglot puis conclut d'une voix enrouée:
-Je ne sais pas si je veux réellement continuer à vivre."
Je craque, il m'amuse tant!
Ce petit bout d'homme pleurnichant comme un enfant, déchiré entre ce qui lui semble être la mort et la mort... Mon coeur a rarement battu aussi vite.
-Eh bien sache, Rémi Dellan, que si l'existence terrienne ne te convenait définitivement plus, il te sera toujours possible de venir me rejoindre...plus loin. Après. Grâçe à la bague d'onyx que je t'ai donné quand je t'ai rencontré, Tu peux m'appeler à tout instant pour que je... m'occupe de toi.
Ma blonde cible baisse la tête vers la-dite bague en vacillant dangereusement. Puis, parcouru d'un intense tremblement, il tente avec une frénésie manifeste de l'arracher de son annulaire.
Mais il perd son temps.
La bague en forme de spirale reste fermement agrippée à son doigt, se contentant de laisser échapper un volute de brume noire qui s'insinue lentement de part et d'autres de nos corps. Je lui empoigne fermement les avants-bras et l'attire contre moi. Il n'oppose aucune résistance. Je baisse lentement la tête pour la mettre au même niveau que la sienne et plonge mon regard laiteux dans le sien. Je constate que ses iris ont perdu leur teinte bleuté et sont à présent d'un noir de jais. Pénétrés par la brume.
-En réalité, tu souhaites uniquement me voir mourir ! N'est ce pas ? S'exclame Rémi dont la colère qui l'emporte à présent sur la peur fait briller ses yeux sombres.
-Non, répondé-je simplement. Si tu passes un jour à l'acte, c'est que tu l'auras souhaité, toi et toi seul. Ou bien que telle était ta destiné. Je dois simplement faire en sorte d'éprouver ta volonté, afin que tu comprenne par toi-même quelle est la voie qu'il te faut suivre. Rien ne dit que tu choisira le trépas!
En réalité, le pâle blondinet a vu juste. Bien sûr que je souhaite le voir mourir, comme je souhaite voir mourir tout possesseur de l'une de mes bagues en forme de spirale. Chaque humain pris dans mes filets représente un incroyable défi pour moi, pour l'Assassin! Mais je n'ai pas l'habitude de mettre mes cartes sur la table. Aussi, je préfère donc le laisser croire que je ne veux que son bien. Et puis, il n'est pas dupe pour autant, ce qui rend la situation encore plus savoureuse.
"Il y a une poignée d'année, j'ai lié mon âme à celle de Véronique. Son cas différait du tiens car, bien qu'elle aussi occillait en permanence entre la vie et la mort, elle ne pouvait choisir son chemin; elle était atteinte du Cancer. Une charmante petite maladie de ma composition, horriblement efficace. L'odeur de sa mort hypothétique a chatouillé mes narines pendant cinq bonnes années. Comme toi, je l'effrayais. Comme toi, je m'amuser à l'appâter. Je poussais son énergie vitale jusqu'à ses extrêmes limites... Mais sa destiné n'était pas de succomber à ma maladie. Un jour, elle enleva sans effort la bague qui ornait son doigt -cette même bague que tu portes actuellement-, et elle reprit le cours de son existence. Un jour viendra, bien évidemment, où sa route recroisera invariablement la mienne, comme celles de tous les mortels. Mais son heure n'est pas encore venue."
Voilà une petite anecdote qui devrait faire cesser la paranoia ridiculement oppressante que ce jeune déprimé nourrit à mon égard depuis le début de notre relation. Détruire quelqu'un à petit feu n'a rien à voir avec un meurtre classique. La garantie d'y parvenir est incertaine. Tout dépend de l'être choisi pour me servir d'amant humain. Rémi n'est pas condamné, pas encore.
Sans attendre son avis sur cette histoire, je tourne les talons et laisse mon corps disparaître dans l'atmosphère au bout de quelques pas; plantant là Rémi, seul, malheureux, et bête.
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