Chapitre 6: Eniéme défaut de l'humanité
-Vous pouvez retourner les sujets. Vous avez deux heures, bon courage.
Cette phrase n'est même pas encore finie que déjà retentit le bruissement caractéristique des feuilles se retournant à la hâte entre les mains en sueur de mes chers camarades qui n'osent pas perdre une seule seconde dans ce contrôle.
Moi, je préfère attendre quelques instants, le temps d'écouter les exclamations de joie ou de dépit que provoque la découverte du sujet. Je ne comprendrai jamais tout cet angoisse qu'ils peuvent ressentir dans la simple attente d'une chose que l'on ne pourra pas changer et qui a déjà été décidée des semaines, parfois des mois, à l'avance. Quel interêt de prier au dernier moment dans l'espoir de tomber sur la Guerrre d'Algérie plutôt que sur celle de 14-18? Dieu lui-même (en admettant qu'il existe quelque part un Dieu) ne pourrait rien y faire si le sujet est déjà choisi. L'issue est déjà scellée; ou nous réussiront à trouver quoi raconter sur le sujet en question, ou nous sommes déjà condamné à la copie blanche. Aucune raison de se presser dans ce cas.
Je me décide à retourner à mon tour ma copie, déjà blasée de travailler. Une fois qu'on a compris ça, comment porter le moindre interêt à ce contrôle? Qu'il se termine par une victoire ou un échec, il y en aura toujours plein d'autres, des milliers d'autres tout au long de ma vie pour me permettre de virer dans un sens ou un autre.
Fatalisme...
Humains, je vous hais!
Vous serez donc véritablement toujours infichus de rester à votre place! Vous ne vous contentez pas d'experimenter l'assassinat à ma place, vous osez y prendre un tel plaisir que vous en profitez pour exploiter votre potentiel en matière de torture, une autre de vos innombrables tares.
Vous voulez connaître une nouvelles preuve évidente de ma supériorité sur vous? Mon travail sert à apporter la mort et uniquement la mort. Bien sûr, cela peut être douloureux et je ne nie pas que je resterai impassible devant l'éléctrocution d'une de mes cibles; mais jamais la souffrance ne se suffira à elle-même. Elle n'est qu'un potentiel effet secondaire de mes actes. Mon objectif est systématiquement le trépas pur et simple. Le plus efficacement possible. C'est d'ailleurs là que l'on reconnaît mon art; dans cette perfection, cette précision mortelle.
Tandis que vous, vous êtes à peu près aussi fins et précis que des porcs se roulant dans la boue. Vous ne savez pas, ou si peu, donner la mort proprement. À chaque tentative, vous vous enfoncez dans le sang, dans des amats de chair, de cri, dans une répugnante boucherie qui, parfois même, n'a même pas pour objectif de faire mourir.
Non contents de vouloir prendre la vie à ma place, vous ne savez pas vous y prendre! Vous, la douleur suffit à votre satisfaction. Ceux qui en font les frais ne sont en aucun cas vos cibles mais vos victimes.
L'Assassin, l'unique, ne fait pas de victime. Je ne suis que la main du Destin, j'accomplie ce que tous savent inéluctable. Comment pourraient-ils être des victimes?
Ainsi, le corps entièrement tassé dans un des tiroirs entrouverts du bureau, j'assiste aujourd'hui non pas à la mort d'une cible (auquel cas, je ne ferai pas qu'y assister) mais à l'agonie d'une victime. L'agonie d'Ismaïl, dans ce lieu fétide qu'est le bureau des renseignements de Tchétchénie. Depuis le lever du soleil, le jeune Ismaïl suffoque, sur la pointe des pieds, une corde autour du cou, luttant pour ne pas se pendre lui-même. Ses orteils crient grâçe et ses lèvres commençent à bleuir, mais l'instinct de survie est toujours aux commandes et rien n'aurait pu le faire lâcher prise. Il aurait été prêt à rester ainsi jusqu'à l'évanouissement final mais son bourreau (pardon, son interrogateur) Saïd finit par couper la corde et le laisser choir de tout son long sur le sol maculé de toute la saleté humaine imaginable. Sang, urine, eau salée ayant été versée sur des plaies, eau glaçé ayant servie à geler.
Je me redresse brusquement. Mon dos se cogne au dossier de ma chaise dans mon élan. Je passe une main tremblante autour de mon cou. Je ne me souviens plus comment respirer.
L'atmosphère est exceptionellement nauséabonde. Deux hommes du même àge et ayant sans le savoir, fréquenté la même école jadis, l'un à la totale merci du sadisme de l'autre, aléas de l'existence dûes à d'obscures génocides humains qui ne m'intéressent même plus. Par le hasard des choses, Ismaïl est hors-la-loi et Saïd, le bras de la justice. Et pourtant, le bourreau n'est pas un plus mauvais homme que d'autres. Sa sensibilité est même remarquablement forte. Rien ne compte plus dans l'existence de Saïd, que ses proches. En particulier, sa petite fille de 10 mois. Plus tard, quand tous ces fonctionnaires d'Etat seront jugés, la famille de Saïd clamera qu'il n'aurait jamais pu faire de mal ne serait-ce qu'à une mouche. Une pure vérité. Mais même l'intègre père de famille succombe à la faiblesse de ce sadisme, de ce plaisir dans la douleur gratuite enraciné si profondément dans l'essence humaine.
Aucun vivant n'est à l'abri de ses pulsions. Hélas. D'ailleurs, rien ne dit qu'Ismaïl n'aurait pas agit de la même façon en d'autres circonstances. Ce dernier s'est fait attacher les membres à une table de métal. Ses lèvres gerçées font peine à voir. Le regard vitreux d'Ismaïl s'accroche pâteusement au fer rouge qui arrive vers lui mais son état d'extrême faiblesse et son hébètement l'empêche de réagir. C'est sans aucun doute mieux pour lui. Il ne sentira peut-être pas trop...
Un goût de sang envahit ma bouche. Sous l'effet de l'impulsion, mes dents ont tant mordu mes lèvres qu'elles les ont fendues. J'ai le souffle court et je baigne littéralement dans ma sueur. Qu'est ce qui vient de se passer?
En proie à la panique, je me lève brutalement de ma chaise et quitte la salle de classe en trombe, sans prêter attention aux regards ahuris des autres élèves et de mon prof. Une fois dans le dans le couloir, je m'effondre à terre.
Je n'ai jamais rien demandé, putain! Je n'ai jamais voulu ressentir toutes ses choses dégueulasses! Je ne veux pas être ce monstre!
Le sang se répend goutte-à-goutte sur le sol. La douleur est si aigüe pour Ismaïl qu'elle en devient presque lointaine, distante, comme s'il se détachait progressivement de son propre corps.
Et malgré tout cela, il est toujours encore en vie.
Je pense que son compte est bon. Pendant que Saïd part ranger son fer à l'autre bout de la pièce, je projette mon bras vers Ismaïl, l'étendant comme un élastique depuis mon tiroir, et ma paume percute sa poitrine d'un mouvement vif et sec. Juste l'impulsion nécessaire pour faire s'arrêter son coeur.
Il ne s'agit pas d'un meurtre. Le meurtrier (et non l'assassin) demeure Saïd. Ismaïl meurt en victime. Néanmoins, c'est toujours mon privilège que de l'accompagner Après.
Le visage du condamné se raidit et un très fin volute de brume à peine aussi sombre qu'une fumée de cigarette, s'élève hors de sa bouche entrouverte. Le peu de vie qu'il lui restait encore.
Assassin!
C'est mon travail! Je n'éprouverai jamais la moindre pitié pour vous.
Ça n'était qu'une boucherie. C'est si injuste.
Je ne suis pas responsable. Et ça n'est pas mon problème. La faute vous incombe entièrement, humains, de jouir de la douleur d'autrui. La douleur est humaine; la mort, elle, vient du Monde des Rêves.
...
Tu es toi-même humain, Pie. Et si la violence était un gage d'humanité, tu le serais plus que quiconque. N'ai-je pas raison?
Aussitôt, un voile noir s'étend sur mes pensées.
Aussitôt, un voile noir s'étend sur mes pensées.
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